Crise des médias d’information
Déclin du « centre journalistique » ?
Il y a un mois, suite aux dernières élections européennes, Simon Tremblay-Pepin s’interrogeait sur la « fin du centre » en Europe mais aussi au Québec. Les partis traditionnels, de centre-gauche comme de centre-droite, qui partagent grosso modo le même programme économique d’austérité budgétaire, se sont vus rabroués par l’électorat : des partis de droite dure (France, Danemark, Royaume-Uni, Autriche), mais aussi de gauche (Syriza en Grèce) ont raflé la mise. Or, tout porte à croire qu’un phénomène semblable se produit sur la scène journalistique.
Postulons, pour les besoins de la cause, que des médias d’information tels que La Presse, Le Journal de Montréal, Le Devoir et Radio-Canada constituent des médias traditionnellement centristes. Pourquoi centristes ? Parce qu’outre les éditoriaux, leurs publications ne sont pas guidées par un parti pris politique explicite (ce que remarque justement Tremblay-Pepin dans une entrevue au Conseil de Presse). Bien sûr, il est évident que dans les faits, La Presse et Le Journal de Montréal penchent plus à droite, alors que Le Devoir et Radio-Canada sont plus ouverts à des perspectives de gauche. Mais de manière générale, les journalistes qui y travaillent se réclament d’une certaine impartialité et adoptent une posture de témoin extérieur des événements : ils et elles rapportent l’information en adhérant au credo de l’objectivité, se démarquant à la fois de la presse alternative (surtout à gauche) et de l’avalanche de chroniqueurs et commentateurs de l’actualité (souvent à droite, particulièrement à la radio).
Or, c’est cette forme de journalisme qui est aujourd’hui sous attaque :
* Gesca a annoncé l’élimination de 50% de l’effectif de ses journaux régionaux et prévoit la disparition des dits journaux et leur intégration à la plate-forme numérique La Presse + d’ici deux ans ;
* L’agence de presse La Presse canadienne a annoncé le mois dernier des suppressions de postes ;
* Les restrictions budgétaires à Radio-Canada ne semblent jamais vouloir s’arrêter. Ce matin, on parle de coupures de 20 à 25% des postes à la société d’État d’ici 2020. En Grèce, en 2013, on a carrément fermé la radio-télévision publique ERT qui avait même survécu à la dictature des Colonels. En mai dernier, son remplacement NERIT a commencé à diffuser ;
* Et ceci, bien sûr, sans compter les lock-out des dernières années chez Québécor (en particulier au Journal de Québec en 2007 et au Journal de Montréal de 2009 à 2011) [1].
Un compromis désuet pour les élites
Évidemment, toutes ces nouvelles sont reçues avec désarroi par les journalistes institutionnels. Les voilà négligé.e.s, méprisé.e.s, voire carrément jeté.e.s à la rue. Que se passe-t-il au juste ?
Les médias d’information dits traditionnels reposaient sur un certain compromis. Dans une perspective chomskienne, les médias de masse sont les lieux privilégiés par lesquels les élites économiques et politiques se procurent une tribune auprès de divers segments de la population et s’assurent de son assentiment à la reproduction de l’économie capitaliste. Pour ce faire, de massives sommes d’argent sont investies dans certains médias, soit par le biais de revenus publicitaires, soit en achetant carrément des journaux pour soutenir une analyse de la réalité qui rejoint leurs intérêts (ce n’est pas pour rien si La Presse a un cahier Auto, mais pas de cahier Écologie, et un cahier Finances, mais pas de cahier Travail). Bien entendu, il faut aussi de l’information dans de tels médias pour les rendre pertinents aux yeux du public que les élites cherchent à rejoindre : c’est pourquoi on fait appel à des journalistes qualifié.e.s, dont on s’assure que le travail soit encadré par un certain nombre de balises déontologiques (faire preuve de réserve et de neutralité), hiérarchiques (liées à la structure de l’entreprise) et économiques (notamment la course à la cote d’écoute [2]) qui limitent les aventures journalistiques trop dérangeantes pour les élites.
Pour expliquer le déclin des médias d’information traditionnels, on parle beaucoup de la baisse des revenus publicitaires à l’ère du numérique : les entreprises choisiraient d’acheter de l’espace publicitaire sur le web plutôt que dans les journaux ou à la télé. On s’interroge peu, par ailleurs, sur les raisons de tels déplacements des investissements. J’aimerais soumettre deux hypothèses explicatives. D’abord, il n’est plus nécessaire d’offrir de l’information en contre-partie de la propagande commerciale : suffit d’accéder aux moyens de communication dont disposent maintenant tous et chacune. On sait, par exemple, que Google lit les courriels des usager.e.s de Gmail pour leur offrir des publicités ciblées. Ensuite, les contradictions actuelles du capitalisme sont tellement fortes qu’une quête rationnelle de la vérité est directement opposée au maintien de ce système. Il est maintenant évident que l’austérité est une impasse et que le dogme de la croissance économique mène à l’éradication des conditions permettant la saine reproduction de la vie humaine sur la planète. Mais de tels faits sont irrecevables pour ceux et celles qui bénéficient de ces catastrophes [3].
En d’autres termes, on peut imaginer un choc du réel pour bien des journalistes institutionnels lorsqu’ils constatent que leurs patrons et leurs bailleurs de fonds n’ont finalement rien à cirer de tenir le public informé. De même pour la population lorsqu’elle a appris que même l’émission Enquête subirait des coupures…
Volonté et passion journalistiques
Dans son billet « La fin du centre ? », Tremblay-Pepin soutient que le succès des partis européens jusque là marginaux est dû à leur capacité d’opposer de la volonté au fatalisme économique et de ramener de la passion à une scène politique grisâtre. Ici aussi, des parallèles sont possibles avec l’univers des médias d’information. À droite, les médias qui fleurissent le font généralement en combinant information anorexique et surabondance de commentateurs flamboyant.e.s mais prêt.e.s à tous les raccourcis intellectuels (on pense ici aux radio-poubelles, bien sûr, mais aussi au Journal de Montréal qui n’hésite pas à verser dans le militantisme par des campagnes telles que Le Québec est dans le rouge). À gauche, des initiatives telle que CUTV et Ricochet montrent qu’une nouvelle génération de journalistes refuse la fausse opposition entre journalisme et engagement politique, et a saisi la nécessité de l’indépendance financière à une époque de corruption généralisée. Elle montre également un appétit grandissant de la part du public à recevoir une information dans laquelle rigueur et convictions ne sont pas antinomiques, au contraire.
Et les journalistes « du centre » ? Qu’est-ce qui les attend ? Au fond, tout dépend de la rapidité avec laquelle ceux-ci accepteront que la pratique de leur métier est maintenant une bataille ouvertement politique. On a eu quelques signes d’un mouvement en ce sens ces dernières semaines : plusieurs journalistes de Radio-Canada sont sortis de leur traditionnelle réserve pour dénoncer les coupures dont ils sont l’objet à Tout le monde en parle, et ces derniers jours, plusieurs équipes d’information ont pris position contre l’emprisonnement de journalistes d’Al Jazeera en Égypte.
Mais cette bataille, les journalistes doivent la mener non seulement comme citoyen.ne.s, mais aussi et surtout dans le cadre de leur pratique professionnelle elle-même. Comme l’explique l’américaine Amy Goodman, le ou la journaliste représente, dans sa forme idéale à tout le moins, un intrus pour le pouvoir (« an uninvited guest »), et en cela, est partie intégrante de la lutte plus large pour une société plus démocratique. À une époque où les intrus, qu’ils soient journalistes, syndicalistes ou manifestant.e.s, se voient réduits au rang de parasites, la question est de savoir si les journalistes sont prêt.e.s à se définir comme des acteurs à part entière de cette bataille, où si ils et elles témoigneront, en observateurs professionnels et objectifs, de leur propre anéantissement.
[1] Quand on se rappelle que 62 des 225 employé.e.s du Journal de Montréal sont retourné.e.s au travail à la fin du lock-out (http://www.lignedutemps.org/#evenement/56/2007_2011_lock_out_au_journal_de_quebec_et_au_journal_de_montreal), on doit reconnaître que Pierre-Karl Péladeau a fait oeuvre de précurseur...
[2] Bien sûr, un média de propriété publique dispose d’une plus grande indépendance et à cet égard, représente un acquis démocratique plus important.
[3] C’est d’ailleurs ce que le collectif de la revue soutient dans son plus récent édito.