Le syndicalisme québécois et l’austérité
Vers un point de bascule ?
L’automne 2014 fut riche en mobilisations sur le front de la lutte à l’austérité, et le mouvement syndical fut l’un des principaux acteurs de cette lutte, sinon le principal. Batailles contre la réforme des régimes de retraite des employés municipaux, contre la réforme des Centres à la Petite Enfance (CPE), contre les coupures à Radio-Canada, contre le projet de loi 10 en santé, bref, contre le projet général de liquidation du volet social de l’État. Semaine après semaine, l’opposition syndicale et populaire s’est fait entendre. Les centrales syndicales l’ont bien souligné lors de leurs sorties publiques de début d’année [1] : l’année 2015 sera elle aussi chargée, d’autant plus que les négociations du secteur public viendront s’ajouter à cette campagne plus générale.
Sur le plan de la mobilisation, le mouvement syndical semble prêt à être à nouveau de la partie en 2015. Qu’en est-il de l’analyse politique de la situation ? C’est sur ce terrain que j’aimerais m’interroger dans ce billet. Le mouvement syndical a-t-il pris la mesure de la radicalité des attaques que nous vivons, et de la radicalité nécessaire pour leur répondre ?
Il est clair depuis quelques années maintenant que la crise qui nous a frappés à partir de 2008 n’est pas seulement financière ni économique, mais qu’elle est aussi profondément poltique. C’est maintenant la légitimité même de plusieurs de nos institutions qui est directement remise en cause. Comme la revue le souligne dans son numéro de décembre dernier, et quelques mois plus tôt, dans un édito, les élites économiques et politiques, tant à Ottawa qu’à Québec, ciblent tous les lieux de débat public, de redditions de comptes et d’expression de la dissidence qui étaient parvenues à atteindre un minimum de reconnaissance (scientifiques, droits syndicaux, commissions scolaires, etc.) , de même que plusieurs gains sociaux que la population avait réussi à arracher suite à la Deuxième Guerre mondiale (assurance-emploi, éducation et santé publiques, centres à la petite enfance et indépendance économique des femmes, pour ne nommer que ceux-là).
En d’autres termes, nos adversaires ont un agenda qu’on pourrait qualifier de révolutionnaire. Ce n’est pas seulement l’État social qui est remis en cause, c’est tout un modèle de débat démocratique qui avait subsisté même sous le néolibéralisme. L’attaque est tellement forte qu’il faut même se battre en vue de faire reconnaître les mots qui nous permettent de rendre compte de ce que nous vivons et d’en débattre : à preuve, le refus de Philippe Couillard de parler d’austérité et sa préférence pour le mot rigueur. [2] Ici, on peut considérer qu’un objectif a été atteint l’automne dernier, puisque le mot austérité fait maintenant partie du langage quotidien de la population québécoise, comme on l’a vu lors du dernier Bye Bye. Néanmoins, cela témoigne de la vigueur de la fronde anti-démocratique à laquelle nous sommes confrontés : l’emploi des termes nous permettant de nommer et de décrire la réalité vécue nécessite elle-même des luttes sociales.
Qu’en est-il du mouvement syndical ?
Dans une fine analyse du mouvement syndical québécois face à l’austérité, Thomas Collombat, professeur à l’Université du Québec en Outaouais, explique que les centrales syndicales entretenaient, jusqu’à récemment, des relations privilégiées avec les gouvernements successifs qui ont siégé à Québec (particulièrement avec le Parti Québécois) [3]. Il qualifie cette relation de « néo-corporatiste » : « les syndicats se voyaient octroyés, tout comme les groupes patronaux, un statut consultatif non-officiel sur toutes les questions sociales et économiques d’importance. (…) En comparaison avec d’autres groupes sociaux, syndicats et groupes patronaux étaient beaucoup plus consultés et écoutés par le gouvernement, en particulier durant les "Sommets socio-économiques", un cas type de néo-corporatisme québécois, durant lequel l’État cherche à établir un "consensus" entre les "partenaires sociaux" de la société civile » (pp. 143-144). Pour Collombat, cette position a aussi entraîné un certain nombre de contradictions pour le mouvement syndical : elle lui a permis d’obtenir une influence de choix mais cela a aussi limité la portée de son agenda politique.
Alors que dans les années 1960 et 1970, le mouvement syndical était partie prenante de l’élaboration du modèle québécois, dès les années 1980, la donne commence à changer. L’adoption de féroces lois spéciales à partir de 1982, notamment, ont cassé une bonne part du rapport de force syndical et démobilisé bien des membres. Décennie après décennie, l’offensive néolibérale se fait de plus en plus vigoureuse, et conséquemment, les centrales se retrouvent de plus en plus fréquemment sur la défensive. Avec l’arrivée des Libéraux de Jean Charest en 2003 et leur approche plus axée sur la confrontation, ce qui était une posture privilégiée s’érode à nouveau, et encore davantage aujourd’hui, alors que Martin Coiteux, ancien chroniqueur économique à Radio X, détient les clés du Conseil du Trésor.
Bien sûr, le mouvement syndical fait entendre sa voix - et avec force ces derniers mois, comme en témoignent les manifestations énumérées en introduction. Mais sur le plan du discours politique, comment les centrales syndicales se positionnent-elles face à une remise en question de plus en plus radicale de nos acquis démocratiques ? Au fil des trente dernières années, le mouvement syndical a pris l’habitude de répondre aux attaques néolibérales en adoptant une posture de moins en moins efficace de sauvegarde de ces institutions : il nous faut « défendre », « protéger », « maintenir », « assurer la pérennité », « préserver ». Jusqu’à présent, la crise économique de 2008 et les politiques d’austérité n’ont rien changé à cette approche.
On se retrouve donc devant une situation pour le moins étrange : alors que les néolibéraux ont un agenda révolutionnaire, la réponse politique, de la part du mouvement syndical, est principalement conservatrice. Ce faisant, le mouvement syndical se place en porte-à-faux. Il se retrouve à défendre un ordre social attaqué tant par les gouvernements néolibéraux que par d’autres mouvements sociaux plus combattifs qui constatent l’épuisement du système et la nécessité de le transformer en profondeur.
Le rapport aux institutions : maintenir plutôt que repenser
Qu’on pense à un slogan largement diffusé l’été et l’automne dernier lors de la bataille contre la réforme des régimes de retraite des employés municipaux : « La négociation, pas la confrontation ». Alors que le gouvernement libéral, à l’évidence, a fait le choix de l’attaque frontale, il semblerait que la Coalition pour la libre négociation a pris la décision inverse, soit celle d’apparaître comme un interlocuteur raisonnable en vue de maintenir le statu quo. Dans ce débat, le gouvernement apparaît donc comme l’acteur audacieux qui va courageusement de l’avant, alors que la Coalition semble refuser de reconnaître la « réalité » économique du Québec. N’aurait-il pas été pertinent de mettre de l’avant l’idée d’une bonification du régime de rentes du Québec (RRQ), comme le soutient officiellement la FTQ, qui représente une part importante de cette Coalition ? En proposant d’améliorer les retraites de l’ensemble des Québécois.e.s, une telle revendication aurait permis d’esquiver l’accusation de corporatisme et aurait peut-être mis le gouvernement libéral sur la défensive.
Toujours l’automne dernier, la CSN soulignait les 50 ans du droit de grève dans le secteur public, notamment par cette vidéo. La vision politique qui émane d’une telle célébration est que le droit de grève dans le secteur public est un acquis depuis l’adoption du Code du travail en 1964, qui se perfectionne avec la loi anti-scab en 1977, pour ensuite s’affaiblir avec de nouvelles demandes patronales et les nouvelles technologies. Par conséquent, toutes les propositions évoquées de réforme du Code du travail ont pour objectif de nous ramener à l’époque d’équilibre de la Révolution Tranquille, et non de nous inviter à obtenir davantage par le biais d’une critique progressiste des acquis de cette époque. Car qu’est-ce que ce droit de grève dont disposent les syndiqué.e.s du secteur public à partir des années 1960 et 1970 ? Celui-ci n’est accordé que dans le cadre de négociation d’une convention collective qui outrepasse les délais prescrits. Cela signifie que depuis le début de ma carrière d’enseignant syndiqué, il y a 13 ans, il m’a été impossible de faire la grève pendant plus de 10 ans. Pendant ce temps, au Chili, c’est la présidente elle-même, Michèle Bachelet, qui souhaite réformer le loi du travail du régime de Pinochet, « qui n’autorisait les grèves que dans le cadre de négociations au sein d’une entreprise, les interdisant par exemple pour des thématiques sociales plus générales » [4].
Le rapport au pouvoir : une confiance déplacée
De même que le mouvement syndical exerce à l’endroit de plusieurs institutions issues du siècle dernier une trop grande dévérence, il tend à prêter par défaut des intentions bienveillantes aux gouvernements élus. J’abordais plus haut le slogan « La négociation, pas la confrontation », qui laissait sous-entendre un regret du modèle de partenariat qu’étaient parvenues à préserver les centrales au fil des décennies. On peut en dire de même des récurrents appels au « dialogue social » (que ce soit de la CSN, de la FTQ ou de la CSQ) que Philippe Couillard avait soi-disant promis à la population. Voilà un bel exemple du déphasage politique du syndicalisme québécois d’aujourd’hui : lorsqu’on fonce vers nous avec un bulldozer, est-ce une bonne stratégie de demander au conducteur de dialoguer ?
Derrière ces appels au dialogue, il semble y avoir un sous-entendu : le gouvernement serait mal avisé, il aurait des « ornières idéologiques ». Il croirait, à tort mais avec bonne foi, oeuvrer pour le bien commun en appliquant sa médecine de cheval. Il n’aurait pas compris les leçons de la Grèce et de l’Espagne, ni lu un certain mémo du Fonds monétaire international (FMI). Un jour, semble-t-on espérer, un article de Joseph Stieglitz parviendra entre les mains de Philippe Couillard, et à sa lecture, le visage du premier ministre s’éclairicira, comme s’il était libéré d’un mauvais sort. Or, il apparaît de plus en plus évident, au contraire, que du point de vue des élites, l’austérité n’est pas une « mauvaise décision », mais une politique délibérée de défense des intérêts de l’oligarchie. Lorsqu’on accorde 1100$ par jour à Lucienne Robillard pour que celle-ci nous dise que nous avons vécu au-dessus de nos moyens, lorsqu’on préfère couper dans l’aide sociale que se pencher sérieusement sur les profits records des banques canadiennes, comment peut-on vraiment croire que ces porte-parole du 1% travaillent en notre intérêt ? Comme dirait l’autre, il n’y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Mais le discours syndical dominant ose rarement aller sur ce terrain. Pourquoi ?
Les élections comme socle de la légitimité politique
Le rapport qu’entretient le mouvement syndical aux élections est tout aussi préoccupant. Les échéances électorales deviennent le principal vecteur à travers lequel on peut évaluer les opportunités. Par exemple, si le gouvernement est majoritaire, le discours des élu.e.s syndicaux tend à réduire considérablement l’horizon des gains possibles, même si historiquement, des gouvernements minoritaires ont été très rares dans l’histoire du Québec… comment a-t-on pu faire des gains par le passé en ce cas ? Autrement dit, les syndicats soutiennent implicitement la définition conservatrice de la démocratie contemporaine, selon laquelle un gouvernement élu peut faire ce qu’il veut pendant quatre ans.
On fera également référence au pourcentage de la population québécoise qui a voté pour des partis de droite aux dernières élections (souvent sans inclure le Parti québécois, ce qui témoigne également de problèmes importants…). On estime donc que les élections sont un bon reflet de l’opinion politique des Québécois, à l’heure de la corruption des partis, de la médiocrité du débat public, de la concentration médiatique et surtout, alors qu’une part de plus en plus importante du public ne croit plus au cirque électoral. Mais alors qu’il faudrait voir dans cette perte de légitimité du système une opportunité d’interroger la pauvreté de notre système politique et de proposer autre chose, le mouvement syndical tend à faire le contraire : il déplore la perte de confiance des individus envers les institutions. Comme l’écrivait Josée Legault il y a un an, « trop souvent, le leadership syndical, à quelques exceptions près, s’est de plus en plus rapproché du leadership politique et d’affaires. Au point où, parfois, il est presque impossible de les distinguer. Le vrai, vrai problème est que se comportant de cette manière, ils ont alimenté eux-mêmes le discours antisyndical ». En se rangeant du côté des institutions (du « modèle québécois »), le mouvement syndical en est venu à représenter l’ordre établi. Et devant la perte de foi d’un nombre grandissant de citoyen.ne.s dans le système politique classique, on déplorera le cynisme de ces derniers, rejoignant ainsi, encore une fois, la faction conservatrice du spectre politique québécois (par exemple, Joseph Facal et Mathieu Bock-Côté).
Il y a bien eu le slogan « J’ai jamais voté pour ça », qui avait été mis de l’avant en 2004 pour contrer le projet de « réingénierie de l’État » de Jean Charest, et qui revient à l’occasion aujourd’hui [5]. La phrase a une ambiguïté intéressante : la formulation signale un refus de reconnaître qu’on a donné notre approbation à ces politiques lors de l’élection. Mais malgré tout, elle envoie le message que l’élection était un moment où la population faisait véritablement savoir ce qu’elle voulait et ce qu’elle rejetait. L’argument peut s’avérer un piège : que ferait le mouvement syndical si les Québécois avaient voté pour ça ? C’est un peu la question que posait l’éditorialiste André Pratte de La Presse il y a quelques semaines, en suggérant un référendum sur l’austérité. Au-delà de la démagogie caractéristique de Pratte, une question demeure : que ferait le mouvement syndical si, comme les étudiant.e.s en 2012 et plusieurs Québécois.e.s de confession musulmane en 2013, il se retrouvait en minorité à défendre un droit, face à une majorité qui perçoit la situation autrement ? Ses revendications deviendraient-elles moins justes pour autant ? Si les mouvements sociaux s’étaient appuyés sur ce que « l’opinion publique » - un concept bien flou par ailleurs - pensait de ses revendications, il n’y aurait probablement jamais eu de droit de vote des femmes, de droits civiques aux États-Unis, de reconnaissance de l’homosexualité… ou de droits syndicaux.
Lois et lois spéciales : difficile désobéissance
Dans son article, Thomas Collombat explique le rapport complexe qu’entretient le mouvement syndical québécois à l’égard de la loi et des lois du travail : « D’abord pensée en vue de protéger les travailleurs contre les excès du capital, la "légalisation de la classe ouvrière" a eu des effets doubles. En "protégeant" l’action collective, elle a aussi limité sa portée et imposé des règles strictes à ses pratiques. » L’auteur donne l’exemple de la réaction du mouvement syndical à l’égard de la loi 12 (la « loi spéciale ») adoptée par le gouvernement Charest en plein printemps québécois : « La réaction des leaders du mouvement syndical a été typique de cette double attitude. La loi fut contestée et le mouvement appuya les contestations juridiques, mais des actions extra-légales en vue de contrer cette loi ne furent jamais considérées » (p.153). En effet, alors que les Québécois.e.s mobilisé.e.s par la grève étudiante étaient prêt.e.s à faire le saut vers la désobéissance civile (la manifestation du 22 mai 2012 à Montréal et le mouvement des casseroles le montrent bien), le mouvement syndical ne fit aucun pas en ce sens.
Collombat poursuit en soutenant que « l’institutionnalisation sociale et politique des syndicats contribue à en faire des agents du statu quo lorsque la légitimité de la loi est remise en question » (p.153). Chaque fois que le mouvement syndical est attaqué, que ce soit au fédéral ou au provincial, il tend à refuser cette remise en question plus radicale pour éviter de voir ses acquis s’éroder, malgré le fait que ceux-ci s’érodent de toute façon, chaque fois davantage. Au moment où l’appareil d’État semble vouloir se refermer contre la population, il est devenu incontournable de remettre frontalement en question la légitimité des lois et règlements qui criminalisent l’organisation collective et le militantisme, non seulement en Cour, mais par l’action politique concrète. Encore une fois, l’histoire nous enseigne que tous les mouvements sociaux, y compris le mouvement syndical, ont dû s’y prêter de manière régulière pour obtenir respect et considération. La période que nous vivons est un rendez-vous de ce type. La grève sociale est peut-être une idée trop complexe à faire éclore, mais d’autres existent, en autant qu’on ait pris acte de la nécessité actuelle de l’insoumission et qu’on fasse appel à la créativité des membres.
Prenons l’exemple du projet de loi 10 sur la réforme du système de santé : au-delà des manifestations et des déclarations publiques, comment y résister ? Pourrait-on imaginer une vaste campagne de refus de participer à la restructuration syndicale qui suivra l’adoption du projet de loi ? Les fédérations syndicales présentes dans le système de santé ne pourraient-elles pas, d’une seule voix, inviter leurs membres à détruire de manière originale le bulletin de vote qui leur parviendra par la poste, à se prendre en photo en train de le faire, pour ensuite partager ce geste à leurs contacts via les médias sociaux ?
Ou encore, pourquoi les centrales syndicales persistent-elles à respecter le règlement municipal montréalais P6, alors que plusieurs fédérations et conseils centraux membres de la Coalition contre la tarification et la privatisation des services publics y ont déjà désobéi sans aucune représaille juridique ? Comme l’écrivait Anarchopanda lors de la manifestation du 29 novembre, ultimement, dans sa lutte contre l’austérité, le mouvement syndical sera confronté à la question de la désobéissance, sous une forme ou une autre. Si ce point de bascule n’est pas franchi, le gouvernement libéral saura qu’ultimement, au-delà des mobilisations de circonstance, le mouvement syndical se pliera à ses décisions.
L’heure est à la critique radicale
« La sphère de la politique classique ne croit plus en rien. C’est pour ça que plus personne ne croit en elle. Et il s’avère qu’il y a quelques endroits, de plus en plus nombreux … où il y a des gens qui prennent acte de ça, qui ont pris acte du fait qu’il n’y a plus rien à attendre de la politique classique. » Mathieu Burnel
Je disais plus haut que nos adversaires sont révolutionnnaires. Il faut souligner qu’une bonne part du camp progressiste se radicalise aussi. Pourquoi de plus en plus de voix s’élèvent-elles pour appeler à la désobéissance ? Parce que la désobéissance envoie le message le plus important à l’heure actuelle : nous n’y croyons plus. Que disent les mouvements les plus vibrants, les plus percutants et souvent les plus rassembleurs des dernières années ? Les Indignés, Occupy, les carrés rouges ? Ils interrogent directement la légitimité du système politique. Des segments de plus en plus importants de la population prennent acte du fait que, pour résumer, « le système ne fonctionne pas pour eux ».
Le soi-disant cynisme de la population ne devrait pas être perçu comme un problème par le mouvement syndical. Il me semble que c’est au contraire si la population n’était pas cynique qu’il faudrait s’inquiéter pour sa lucidité politique… Lorsque les Indigné.e.s de Grèce et d’Espagne, en 2011, ont cherché à faire émerger un discours selon lequel notre système politique et économique était dans une profonde impasse, plusieurs ont déploré le fait que celui-ci ne prenne pas la forme de revendications claires et qu’il ne se canalise pas vers des institutions politiques établies, comme les partis politiques et les syndicats. Or, que constate-t-on, près de 4 ans plus tard ? Ces deux pays mènent la charge européenne contre l’austérité : Syriza, qui ne récoltait même pas 5% des voix en 2009 gouverne maintenant la Grèce. Podemos, un parti fondé il y a à peine un an, est près de la première place dans les sondages en Espagne.
Par cet article, je ne cherche donc pas à soutenir que la désobéissance doit mener à la disparition de toutes nos institutions. Voilà encore un réflexe conservateur [6] : les radicaux sont des nihilistes qui ne croient en rien, ils ne proposent que le chaos ! Je soutiens plutôt qu’il est nécessaire, à notre époque, de passer par une critique profonde de l’ordre établi pour pouvoir renouveler, voire remplacer nos institutions. C’est aux mouvements sociaux qu’il appartient de refonder une véritable démocratie populaire, contre le règne oligarchique auquel nous faisons face. Le mouvement syndical doit faire partie de ce vaste projet. Autrement, en maintenant une ligne de « protection des acquis », la critique syndicale sera de plus en plus déphasée et son poids politique continuera de diminuer. Cette stratégie a démontré son inefficacité. Un virage s’impose.
[2] Lors du Printemps 2012, cette offensive sémantique prit des proportions jamais vues : la grève, la violence et l’intimidation, le droit à l’éducation, et bien d’autres termes étaient détournés de leur sens.
[3] Thomas Collombat, « Labor and Austerity in Québec : Lessons from the Maple Spring », Labor Studies Journal, 39, 2, pp. 140-159. J’ai traduit toutes les citations.
[4] Voir Agence France-Presse, Bachelet veut réformer la loi antigrève héritée de Pinochet, Le Devoir, 30 décembre 2014. Rappelons que Pinochet avait comme conseillers Milton Friedman et ses golden boys de Chicago, les architectes du néolibéralisme nord-américain...
[5] Voir, par exemple, cette sortie de Daniel Boyer de la FTQ : « Les Québécois n’ont pas voté pour les politiques que ce gouvernement met en place. Rien dans l’attitude et les mots de M. Couillard, avant et pendant les élections d’avril 2014, ne laissait présager le programme d’austérité ».
[6] D’ailleurs, l’analyse selon laquelle les mouvements de contestation qui ont émergé suite à la crise de 2008 (Indignad@s, Occupy) sont contre toute forme d’institution et de médiation est aussi présente chez le courant des « conservateurs de gauche ». Voir, par exemple, Éric Martin et Maxime Ouellet, « La crise du capitalisme est aussi la crise de l’anticapitalisme », La tyrannie de la valeur, Écosociété, 2014.