Lettre à André Pratte
Bienvenue dans l’ère de la rigoureuse austérité
M. Pratte,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt vos deux éditoriaux qui ont pour titre « Ceci n’est pas de l’austérité » (La Presse, 10 janvier 2015) et « Quand l’austérité marche » (La Presse +, 11 janvier 2015). J’aimerais revenir sur trois choses que vous mentionnez dans le premier texte. D’abord, vous constatez que : « Depuis 2003-2004, les dépenses consolidées du gouvernement du Québec ont augmenté en moyenne de 4,6 % par année. C’est plus de deux fois le rythme de l’inflation. » Ensuite, vous vous posez la question suivante : « Pourquoi une croissance si forte ? ». Vous y répondez, finalement, en invoquant, entre autres choses, l’« amélioration de la rémunération des employés du secteur public, notamment des médecins […] ».
Je suis allé vérifier sur le site de calcul de la Banque du Canada le taux d’inflation pour la période allant de novembre 2003 à novembre 2014. Ce taux s’élève à 21,63 %. Durant ce temps, mon salaire en tant que professeur de cégep a crû d’un faible 14,5 %. C’est donc dire que mon pouvoir d’achat a chuté de 7 % durant cette période que je qualifie non pas « d’amélioration de ma rémunération », mais bien plutôt « d’augmentation maigrichonne ». Quand j’examine les offres monétaires du gouvernement du Québec présentées aux salarié·e·s syndiqué·e·s [1] (3 % sur 5 ans), je les trouve complètement insultantes pour celles et ceux qui tiennent à bout de bras les services public et parapublic. Je me pose même la question suivante : un travail qui ne mérite pas d’être valorisé, mérite-t-il d’être pratiqué ?
Cela fait depuis plus de 40 ans que je suis de très près les négociations dans ces deux secteurs importants de notre vie collective au Québec. À quasiment chaque nouvelle ronde de négociations, j’entends toujours, depuis la fin des années soixante-dix, la même rengaine de la part de celles et ceux qui exercent le pouvoir. Quand il est question de la rémunération des employé·e·s de l’État, de la santé et de l’éducation, les porte-parole gouvernementaux psalmodient les mêmes incantations : « Il faut assainir les finances publiques. Il n’est pas question d’augmenter les impôts. » Quiconque observe la négociation dans les secteurs public et parapublic est en mesure de constater que depuis 1979, les gouvernements péquistes et libéraux ont tout mis en œuvre pour s’attaquer au pouvoir d’achat de la vaste majorité de ses employé·e·s, à l’exception, bien entendu, de quelques salarié·e·s qui appartiennent à un groupe sélect (les juges, les procureur·e·s de la Couronne, les avocat·e·s de l’État, les médecins spécialistes, les médecins généralistes et les employé·e·s d’Hydro Québec). La rémunération globale des employé·e·s de l’État accuse maintenant un retard de 8 % par rapport à l’ensemble des travailleuses et travailleurs québécois qui œuvrent dans une entreprise de plus de 200 employé·e·s. Cet écart grimpe à 21 % par rapport aux fonctionnaires fédéraux, et à 38,6 % quand on fait la comparaison avec les fonctionnaires municipaux [2]. Du début des années quatre-vingt à aujourd’hui, l’écart salarial entre les professeur·e·s d’université et les professeur·e·s de cégep est passé de 38 % à 62 % [3].
Manifestement, quand vous regardez les prévisions budgétaires du gouvernement Couillard, vous préférez parler de « redressement budgétaire » plutôt que d’austérité. Je me pose une question toute simple ici : avez-vous consulté le dictionnaire aux entrées des mots « austérité » et « rigueur » ?
Un détour du côté du Petit Robert nous apprend que le mot austérité signifie : « Gestion stricte de l’économie, comportant des mesures de freinage de la demande, le plus souvent par un recours à l’augmentation de la pression fiscale et, éventuellement, un blocage des revenus. ➙ rigueur. » Pour ce qui est d’une politique de rigueur, il s’agit de ces « mesures économiques visant à comprimer les dépenses budgétaires, la consommation et l’investissement, afin de lutter contre l’inflation. ➙ austérité. » L’adjectif rigoureux signifie « qui fait preuve de rigueur, de sévérité ».
Ayant vu mon pouvoir d’achat régresser au cours de la dernière décennie, je considère que toute mesure qui ne me permet pas d’augmenter substantiellement ma rémunération (en protégeant mon pouvoir d’achat et en réduisant l’écart observé avec le secteur privé), correspond à quelque chose que je qualifie de « sévère ». J’ajoute aussi que si le scénario de l’indécente offre de 0 % pour 2015, 0 % pour 2016, 1 % pour 2017, 1 % pour 2018 et 1 % pour 2019 devient réalité, j’aurai à encaisser un inacceptable « blocage » de mon revenu accompagné à nouveau d’une perte de mon pouvoir d’achat.
Avec la succession de mauvaises nouvelles qui se sont multipliées en décembre dernier en matière d’augmentation de la pression fiscale chez certains et ces autres tristes nouvelles de compression des dépenses budgétaires qui s’annoncent d’ici le prochain budget, force est de constater que le gouvernement Couillard entend nous faire entrer, que la formule vous plaise ou non Monsieur Pratte, dans une nouvelle ère : celle de la rigoureuse austérité.
[1] Entre 70 % à 75 % des salarié·e·s syndiqué·e·s, dans les secteurs public et parapublic au Québec, sont des femmes.
[2] Institut de la statistique du Québec. 2014. Travail et rémunération. Rémunération des salariés. État et évolution comparés. 2014. Faits saillants. Québec, p.3.
[3] Vailles, Francis. 2014. « Réponse de Francis Vailles ». La Presse, Montréal, 27 octobre 2014, p. A 16.