Redécouvrir la désobéissance
Un retour sur l’expérience de grève sociale des enseignant.e.s de cégep, le 1er mai 2015
Le texte qui suit est adapté de la participation à un panel lors du colloque Précarité, mobilisations et résistances : La réponse syndicale au Québec et en Ontario, tenu le 13 novembre 2015 à l’initiative du GIREPS et du PRACTA. Pour un récit des événements plus « à chaud », c’est ici.
Avec le recul, on peut cerner trois objectifs visés par cette journée de grève sociale chez les profs de cégep. Nous cherchions à contester les politiques d’austérité du gouvernement par un moyen fort, à la hauteur des attaques aux services publics. Deuxièmement, et plus largement, nous voulions faire grève sur un enjeu social et politique plutôt que dans le cadre strict de renouvellement de nos conventions collectives, et ainsi poser le problème des lourdes contraintes pesant sur notre droit de grève. Le jugement « Saskatchewan » de la Cour Suprême, en janvier 2015, faisait clairement partie des réflexions et des discussions chez les membres. Finalement, nous tentions de « dé-rigidifier » l’idée même de la grève sociale telle qu’elle est généralement imaginée au Québec. Plutôt que d’attendre l’alignement des astres exceptionnel qui permettrait un vaste mouvement de grève sociale, nous souhaitions la faire dès maintenant, en petit nombre peut-être, mais dans l’optique de faire une « avancée qualitative », comme le disaient les profs du cégep de Sherbrooke, d’où l’idée a émergé. La grève sociale ne serait plus un sommet inatteignable, mais une (modeste) réalité.
En deux mois, ce sont 30 syndicats d’enseignants de cégep (26 à la FNEEQ-CSN, 4 à la FEC-CSQ) qui se sont dotés d’un mandat d’une journée de grève sociale. Le mardi 28 avril, le Comité patronal de négociation des Collèges (CPNC) déposait une demande d’ordonnance à la division des services essentiels de la Commission des relations du travail. L’ordonnance était accordée le jeudi 30 avril, mais la Commissaire ne renvoie pas la question en Cour supérieure, ce qui signifie qu’il n’y a pas de possibilité d’outrage au tribunal pour des syndicats ou des individus qui défieraient l’ordonnance. La FNEEQ recommande à ses syndicats affiliés de respecter l’ordonnance, mais une dizaine de cégeps feront grève malgré tout.
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Comment expliquer l’émergence d’une telle mobilisation ? En plus de la vigueur des attaques du gouvernement Couillard et des possibilités ouvertes par la mobilisation sociale et syndicale contre l’austérité, il y a à mon avis un autre facteur. Je crois qu’une cohorte importante de profs, embauchés au cours des 15 dernières années, amène avec elle une expérience politique différente de leurs collègues plus ancien.ne.s. Plusieurs ont vécu la grève étudiante de 2005 (comme étudiant.e.s ou déjà comme enseignant.e.s), de même que la grève étudiante de 2012 (notamment via le collectif des Profs contre la hausse). On peut même remonter plus loin et percevoir l’influence du militantisme altermondialiste, autour du Sommet des Amériques à Québec en 2001 par exemple.
À mon avis, ces expériences ont fourni des conceptions différentes de l’action politique à ces profs, et par extension, une perspective critique de l’action syndicale. Plusieurs militant.e.s habitués à la pluralité, à la « diversité des tactiques », à une approche plus libertaire de l’activisme, ressentent un sentiment d’étrangeté par rapport à certains rituels syndicaux et ne prennent pas pour acquis le fort encadrement juridique du syndicalisme québécois. Pour des gens formés ou influencé.e.s par le mouvement étudiant, qui en 2005 et en 2012 a mieux porté le flambeau du syndicalisme de combat que ne le fait actuellement le mouvement syndical lui-même, l’idée que le droit de grève soit aussi limité pour les travailleuses et travailleurs des services publics, pour ne prendre que cet exemple, apparaît comme une aberration. Un parcours professionnel marqué par une plus grande précarité et une plus grande mobilité au sein du réseau collégial renforce aussi cette distance à l’égard des pratiques syndicales plus établies.
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Il faut néanmoins reconnaître que la grève sociale du 1er mai 2015 ne fut qu’un demi-succès. La principale difficulté que nous vivons, à mon sens, est que nous avons à réapprendre l’exercice de la grève comme véritable moment de contestation et de désobéissance au régime en place. Au fil des dernières décennies, marquées par des politiques néolibérales, une judiciarisation des conflits et le recours croissant à des décrets, baîllons et lois spéciales, le syndicalisme s’est considérablement adouci, tant sur le plan du discours que des moyens d’action.
Discipliné par cette contre-offensive, le mouvement syndical et ses leaders sont bien mal placés pour répondre à un degré de violence de l’État encore plus élevé lorsque la crise financière survient en 2008 et que les néolibéraux passent en mode austéritaire. Alors qu’une posture de défiance à l’égard de la loi et du juridique apparaît de plus en plus nécessaire, le mouvement syndical semble pris au dépourvu, désarmé par des décennies où le syndicalisme de combat a été progressivement mis de côté. On a pu le constater dès le « Printemps érable » de 2012. Cela m’a semblé particulièrement évident dans les jours suivant l’adoption de la loi spéciale de l’époque : le 22 mai 2012, alors que le service d’ordre des centrales syndicales enjoignaient en vain les manifestant.e.s à suivre le parcours « légal » (annoncé aux forces policières), la grande majorité des 200 000 manifestant.e.s empruntait plutôt l’itinéraire non-divulgué aux autorités par la CLASSE, dans ce qui fût peut-être la plus grande action de désobéissance civile de l’histoire du pays. Dans le cas du 1er mai 2015, la réaction fût sensiblement la même : la veille, la FNEEQ n’était visiblement pas prête à défier ouvertement l’ordonnance de la commissaire, même si cette ordonnance n’avait pas de dents.
Les journées de grève dans le secteur public, l’automne dernier - les premières en 10 ans - montrent que le mouvement syndical se réchauffe aux idées de critique vigoureuse de l’ordre établi et de désobéissance. Cela dit, on a pu remarquer un malaise semblable autour de l’éventualité d’une loi spéciale : le simple fait de mentionner publiquement cette possibilité ne semblait pas envisageable pour la majorité des dirigeant.e.s syndicaux. Malgré une pression importante venant de nombreux membres, il n’y a pas eu de travail public, à l’échelle du Front commun, de préparation stratégique et politique à une loi spéciale, probablement parce qu’aux yeux du leadership, cela aurait pu apparaître « déraisonnable » dans un contexte de négociations. En tous les cas, les mobilisations de l’automne 2015 témoignent d’un appétit combatif grandissant en éducation et et santé.
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Malgré ces tentatives parfois maladroites et inabouties, on peut remarquer une ligne directrice prometteuse : un grand nombre d’enseignant.e.s, et de syndiqué.e.s en général, reconnaissent que c’est par des luttes vigoureuses que nos droits peuvent être élargis et que des gains peuvent être obtenus. Il m’apparaît clair que seules des mobilisations créatives, qui sortent véritablement du cadre, pourront exercer une pression substantielle sur un pouvoir politique de plus en plus autoritaire. C’est en saisissant de telles opportunités de lutte que les syndiqué.e.s se politisent, qu’elles et ils apprennent à perturber le cours des choses de manière significative et qu’ils créent des moments d’ouverture des possibilités, où de véritables avancées apparaissent à notre portée. Le défi actuel est d’amener le mouvement syndical, de manière plus profonde, à se rebrancher à ce vécu politique de désobéissance et de combativité qui lui a donné toute sa force par le passé.