Controverse autour de SLĀV
Qui « nuit au dialogue » ?
Encore un billet sur SLĀV ? Pas exactement. Je voudrais ici prendre un pas de recul et discuter de la question du « dialogue » qui aurait été brisé dans la foulée du débat autour de la création de Robert Lepage et Betty Bonifassi. Lorsqu’il est question de la responsabilité de « maintenir le dialogue » de la part des personnes critiques de SLĀV et des personnes qui se sont portées à sa défense, on peut constater un déséquilibre significatif dans le discours médiatique dominant. Voilà ce que j’aimerais démontrer ici.
Pour plusieurs intervenant.e.s dans le difficile débat autour de la pièce SLĀV, le dialogue a été brisé. Des voix se sont élevées pour tenter un rapprochement suite à l’annulation de la pièce, notamment deux éditorialistes. Pour Paul Journet de La Presse, « on a raté une belle occasion de se parler ». Il reproche à une poignée de militant.e.s de traiter les créateurs de white supremacists sans avoir vu l’oeuvre. De l’autre côté, il invite les « Québécois de souche » à faire preuve d’empathie parce que le « racisme, même s’il a diminué, existe encore » dans notre société.
L’éditorialiste au Devoir Marie-Andrée Chouinard soutient pour sa part que « le Québec éprouve un besoin criant de tenir une véritable conversation sur les différentes identités qui le composent ». Très critique du long silence du Festival international de Jazz de Montréal (FIJM) et de l’insensibilité des créateurs de SLĀV, elle souligne néanmoins que « les détracteurs de l’appropriation culturelle [ont sombré] dans des excès inacceptables en criant au racisme et au suprémacisme blanc ».
De qui parle-t-on ?
On ne peut que saluer ces appels au rapprochement suite à un débat déchirant. Mais de qui parle-t-on exactement lorsqu’on évoque des militant.e.s qui auraient qualifié Betty Bonifassi et Robert Lepage de racistes et de suprémacistes blancs ?
Je suis allé relire les deux billets de Marilou Craft (celui du 5 décembre dernier et celui du 3 juillet dernier), critique bien en vue de SLĀV, et je n’ai trouvé ces invectives nulle part. Sans prétendre avoir tout lu et entendu dans les débats publics sur la question, je ne crois pas que ces accusations aient été formulées par l’historien et rappeur Aly Ndiaye (alias Webster), ni par l’ex-chroniqueur Fabrice Vil, ou encore par les artistes Lucas Charlie Rose et Pierre Kwenders, tous deux présents à la manifestation du 26 juin. Lorsqu’on demande à Émilie Nicolas de réagir aux pancartes sur lesquelles il était écrit « Racistes ! », celle-ci répond de manière tout sauf binaire : « Quand les gens parlent de racisme, ils parlent d’un système. Les artistes noirs au Québec sont complètement effacés. (...) Quand des représentations ou des aspects de la culture touchent les cultures noires, on a l’audace d’engager des Blancs pour le faire. C’est ça qui est raciste. Ce n’est pas : "Est-ce que ces personnes sont bonnes ou mauvaises ?" (...) Aussitôt qu’on pose ces questions-là comme des accusations – "est-ce que cette personne est raciste ?" –, déjà, la compréhension des choses devient superficielle, puisqu’on parle d’un système. »
D’ailleurs, la plupart des personnes mentionnées ci-haut font elles-mêmes appel à une forme de dialogue ou à de l’écoute. Marilou Craft et Webster reprochent tous deux à Lepage et Bonifassi de ne pas avoir suffisamment pris en compte les critiques à l’égard de leur travail, dans les mois précédant la sortie de la pièce. Fabrice Vil dénonce « la ridiculisation des voix minoritaires qui s’expriment ». Émilie Nicolas ajoute : « on aimerait pouvoir faire de la pédagogie sans que ce soit à cause d’une crise. Ce qui est important, c’est d’écouter. (...) J’aimerais que les gens soient sensibles à la douleur des Noirs aujourd’hui, ceux qui sont présents ici à Montréal. » Pour Ania Ursulet de Diversité artistique Montréal, « il aurait été préférable qu’en amont il puisse y avoir un rapprochement avec [la] communauté [noire] pour essayer de raconter cette histoire ensemble. »
Encore une fois, je ne prétends pas avoir fait une recherche exhaustive, mais nulle part n’ai-je trouvé de représentant.e d’organisation ou de personnalité racisée médiatisée accuser Bonifassi ou Lepage de racisme ou de suprémacisme blanc [1].
« Qu’en est-il des manifestations ? », pourra-t-on m’objecter. Effectivement, plusieurs rapportent que les créateurs, mais aussi le public venu assister au spectacle ont reçu de telles insultes. La directrice du Théâtre du Nouveau Monde (TNM) Lorraine Pintal y aurait été qualifiée de « maîtresse de plantation ». Il y a cependant un problème lorsqu’on revient constamment avec ces exemples, puisqu’il s’agit ici de personnes anonymes. Il est donc très difficile de demander à ses personnes de s’expliquer. On ne sait pas si ces personnes assumeraient pleinement le même propos si on les avait interviewées, ou quels arguments utilisent ces individus pour arriver à cette conclusion.
« Ah, mais il y a Facebook pour ça ! », me rétorquera-t-on. Il est vrai que toutes sortes d’insultes et d’arguments douteux ou même violents ont été avancés lors d’innombrables échanges sur Facebook. Il faut néanmoins reconnaître que la prise de parole par un commentaire sur Facebook est d’un tout autre ordre qu’une lettre au Devoir ou une entrevue à Radio-Canada. Sur Facebook, les discussions pourraient être qualifiées de semi-publiques : on s’adresse à des ami.e.s, à des proches, à des semblables, des gens plus ou moins près de notre « milieu ». Je ne cherche pas à banaliser ici les commentaires violents ayant pu voler de part et d’autre, mais à montrer que lorsqu’il était question d’intervenir publiquement dans les grands médias sur SLĀV, les critiques étaient nuancées et appelaient même au dialogue.
Les khmers rouges à Montréal
Maintenant, qu’en est-il des personnes s’étant portées à la défense de SLĀV ? Bien entendu, plusieurs sont aussi intervenues de manière posée et ont appelé à davantage d’écoute. Cependant, ce n’est pas le cas d’une quantité impressionnante de chroniques, de lettres ouvertes et de billets.
Dans son article du 3 juillet dans Urbania, soit une journée avant l’annulation des représentations au TNM, Marilou Craft recense déjà des propos très agressifs. Elle cite en vrac Mathieu Bock-Côté, Alain Brunet, Nathalie Petrowski et Betty Bonifassi : « [mon] texte a été dépeint comme "débile et paranoïaque", comme témoignant de "haine raciale" et de "radicalisation dogmatique", et comme une forme d’"intimidation idéologique qui excite les incultes et les brutes". Son propos serait "aveuglé par le fanatisme" et verserait dans la "victimisation". Bonifassi elle-même a dit considérer qu’il lui "envoie de la haine" et est "agressif". »
Depuis l’annulation des représentations au TNM, lorsqu’on cherche les insultes balancées dans les grands médias à l’endroit des critiques de SLĀV, on a l’embarras du choix [2]. Concentrons-nous sur quelques-uns.
Plusieurs intervenant.e.s ont qualifié les opposant.e.s dans des grands médias de « racistes antiblancs » ou de « racistes inversés ». Les militant.e.s racisé.e.s qui s’opposent à SLĀV seraient les véritables racistes parce qu’ils considèrent les Blancs comme suspects. Pour Mathieu Bock-Côté, « l’importation, depuis quelques années, d’une haine raciale antiblanche » est « un des phénomènes les plus graves de notre société » ; « ce racisme-là n’est pas plus honorable qu’un autre », souligne-t-il. Il en rajoute une semaine plus tard : « l’extrême gauche identitaire et racialiste (pour ne pas dire simplement une bande de racistes antiblancs) (...) a accès à tous les micros » et nous vivons « dans un monde soumis à la tyrannie émotionnelle de certaines minorités braillardes ».
Pour Christian Rioux, « La censure [3] qui vient de s’abattre sur le spectacle SLĀV, présenté par Betty Bonifassi et Robert Lepage au Festival international de jazz de Montréal, pourrait devenir un cas d’école de ce nouveau racisme inversé qui nous vient des États-Unis. » Pour Patrick Moreau, rédacteur en chef de la revue Argument, il est « parfaitement raciste d’associer de cette façon culture ou identité culturelle et couleur de peau ». Le concept d’appropriation culturelle « est de la même eau que ces cultures « nordique » ou « aryenne » défendues en d’autres temps ». Les responsables du FIJM qui ont annulé le spectacle « offrent à ces gens les verges qui serviront à les fesser périodiquement », une référence assez tordue aux punitions que recevaient les esclaves.
Je ne ferai pas ici une critique détaillée des concepts de racisme antiblanc et de racisme inversé, populaires au sein de l’alt-right et de l’extrême-droite contemporaines. J’aimerais seulement souligner qu’il m’apparaît pour le moins contradictoire de déplorer qu’on accuse Lepage et Bonifassi de racisme pour ensuite fermer les yeux lorsque l’étiquette est retournée vers... des militant.e.s contre le racisme.
La palme revient cependant à l’emploi du mot « fasciste ». Dans un billet sur le site du Journal de Montréal où il explique que les « Blancs ont apporté au monde l’écriture et la science », Joseph Facal ramasse plusieurs des éléments mentionnés ci-haut : certains départements universitaires seraient les « incubateurs d’un racisme anti-blanc et d’un sexisme anti-homme », pour des « jeunes incultes au cerveau lessivé ». Facal termine en affirmant que « les nouveaux fascistes, nous les avons sous les yeux » [4]. L’emploi de ce terme est particulièrement choquant dans le contexte où un véritable néo-fascisme est en expansion en Europe et aux États-Unis ; chez nos voisins du Sud, l’historienne spécialiste Andrea Spitzer affirme que les établissements où des enfants de migrant.e.s sont détenus peuvent être qualifiés de camps de concentration d’un genre nouveau.
Je termine avec une mention très spéciale pour une lettre d’un lecteur publiée dans Le Devoir, où l’auteur associe les opposant.e.s à SLĀV aux khmers rouges, aux fascistes, aux terroristes et aux inquisiteurs, qui ironiquement, « pointe[nt], accuse[nt] et juge[nt] sans jamais écouter »...
Une responsabilité de dialoguer à plusieurs vitesses
Récapitulons. On se trouve d’une part en présence de propos de manifestant.e.s plus ou moins anonymes et d’interventions sur Facebook qui sont largement dénoncés, sur toutes les tribunes, comme étant exagérés. D’autre part, des personnes bénéficiant d’une visibilité médiatique beaucoup plus grande utilisent des propos bien plus durs (je vois mal comment on peut aller plus bas que khmer rouge), et ne sont à peu près pas dénoncés publiquement. À ma connaissance, par exemple, personne dans notre « commentariat » n’a dénoncé les propos de Joseph Facal. En fait, non seulement ces propos ne sont-ils pas dénoncés, mais ils ont été publiés sur les pages de médias d’envergure, leur donnant ainsi un écho bien plus grand qu’un cri dans une manifestation ou qu’un commentaire sur Facebook.
Pourtant, le fait qu’on colporte de telles étiquettes dans de grands médias engage une responsabilité importante de la part de ces derniers lorsqu’on appelle au « dialogue », mais il semble que cela n’ait pas été pris en compte dans le débat public en cours. Il y a ici une asymétrie qui m’apparaît évidente et qui illustre les embûches que rencontrent les mouvements sociaux et les groupes racisés lorsqu’ils tentent de défendre une position politique marginale dans l’espace médiatique dominant.
[1] Bien sûr, rien n’empêche des individus de soutenir et d’argumenter que Bonifassi ou Lepage sont bel et bien racistes ou suprémacistes. Je tiens surtout à souligner que bien qu’on ait reproché aux opposant.e.s à SLĀV ces invectives, on ne les retrouve à peu près pas chez les principales personnes qui ont critiqué SLĀV dans les grands médias.
[2] Un compte Twitter anonyme, critique de SLĀV, a fait circuler un glossaire satirique du débat, dans lequel on retrouve aussi les termes « lynchage », « apartheid » et « afro-suprémaciste » (!).
[3] Il serait trop long de débattre ici de l’utilisation du terme de censure pour qualifier l’annulation du spectacle et ce n’est pas l’objectif de ce billet. Je me contenterai de dire que le mot est très peu problématisé compte tenu de l’usage qu’on en fait. En effet, la pièce n’est pas interdite, elle sera même reprise à St-Jérôme, à Québec, à Sherbrooke, à Saguenay et à Drummondville. Dans ce contexte, dire que SLĀV a été censuré ne relève clairement pas de l’évidence, mais peut être soutenu selon certaines définitions larges. Je crois pour ma part qu’il ne s’agit pas de censure, en tout cas certainement pas au même titre que le retrait du livre Noir Canada des bibliothèques et librairies, par exemple.
[4] Pour sa part, l’ex-dirigeant de la Centrale des syndicats du Québec Réjean Parent qualifiait récemment les antifascistes de « plus fascistes que les prétendus fascistes » dans un billet où il affiche sa sympathie à l’égard des positions de La Meute sur l’immigration.