À la poubelle des concepts, le multiculturalisme !?
(extrait)
Timothy Garton Ash nous suggère, dans un article du New York Review of Books de novembre 2012, la lecture de plusieurs livres majeurs sur des questions qui sont brûlantes au Québec présentement, et pas seulement au Québec. Timothy Garton Ash, historien, journaliste, essayiste anglais et social-démocrate de gauche, écrit sur régulièrement l’Europe dans le Guardian, entre autres.
J’ai traduit -librement- une partie d’un long article où il trace ce qui pour lui sont les cinq conditions nécessaires à l’exercice des libertés et de la diversité dans nos social-démocraties, ce qu’il appelle son Pentagrame : l’inclusion, la clarté, la consistance, la fermeté et la “liberality”. Sur cette dernière, je retiens un de ses énoncés : “Si on demande à l’athée d’accepter que les croyants (musulmans, hindous, Sikhs, ou chrétiens fondamentalistes) expriment leurs valeurs profondes même en termes religieux, les musulmans , les hindous, les Sikhs ou les chrétiens fondamentalistes sont appelés à avoir assez d’imagination et de générosité d’esprit pour comprendre, par exemple, un athée homosexuel”
Timothy Garton Ash, Freedom & Diversity : A Liberal Pentagram for Living Together, NYRB, November 22, 2012 (extrait)
« Le “multiculturalisme” est devenu un terme qui peut porter à confusion. Une réalité sociale ? Un ensemble de politiques ? Une idéologie ? Les participants à un groupe de travail du Conseil de l’Europe de 8 pays européens dont j’étais se sont rendu compte que ce mot portait à confusion et qu’il voulait dire quelque chose de différent dans chacun de nos pays.
Depuis les 30 dernières années, certaines politiques décrites comme “multiculturalistes” -mais pas toutes,- ont eu des conséquences que l’on pourrait qualifier de contraire à la social-démocratie. Ces politiques ont parfois permis le développement de “sociétés parallèles”. Des dirigeants de ces communautés ont employé des fonds publics pour renforcer des normes culturelles qui seraient inacceptables pour la société en général, particulièrement en ce qui a trait aux femmes. On serait proche alors d’endosser officiellement le relativisme culturel et moral. Un effet pervers de ces politiques a été aussi d’entraver les voix de minorités progressistes, laïques ou séculières, plus critiques au sein de ces minorités qui se définissent par leur culture et leur ethnicité.
Si, par conséquent, vous voulez élaborer une version du multiculturalisme qui soit vraiment compatible avec la social-démocratie, comme certains théoriciens très distingués essaient de le faire, il faudra travailler longtemps à bien circonscrire le terme en tentant d’en délimiter le sens. Le temps requis sera évaporé avant de réussir cette justification de ce nouvel “isme”. Pourquoi ne pas parler de social-démocratie moderne taillée – développée et adaptée– aux conditions contemporaines d’une société multiculturelle ?
Quand la social-démocratie, au sens large du terme, embrassait tout autant les revendications telles qu’une égale liberté devant la loi pour tous les individus quelle que soit leur classe, on ne parlait pas de “multiclassisme” ; ni, quand on entendait par là que la liberté est égale pour toutes les personnes quelle que soit leur couleur, on ne parlait pas de “multicouleurisme” ; de même, quand on appliquait ces principes à tous les genres et sexualités, on ne disait pas “multigenrisme” ni “multisexualisme”. Ce sera douloureux pour ceux qui ont fondé leur carrière académique sur le multiculturalisme, mais ce terme doit se retrouver dans la poubelle des concepts de l’histoire.
Dire cela ne signifie pas qu’on porte un jugement sommaire sur les bons et mauvais coups du multiculturalisme. Un des défauts, justement, de ce mot est qu’il a précisément eu des effets non désirés : la constitution, entre autres, de ghettos communautaires, réfractaires à la social-démocratie dans les villes des pays de l’Europe de l’Ouest, et des conséquences positives comme le fait de favoriser la connaissance des autres cultures. Pour être clair : c’est le “isme” qui doit être mis à la poubelle. En réalité, ce qui se présente sous cette étiquette couvre un ensemble de différences humaines –religieuses, ethniques, linguistiques, physiques (couleur ???), etc. – le terme est devenu l’épithète signifiant la diversité “post migratoires” de ces sociétés. Devant l’évidence, les sociétés multiculturelles sont devenues une réalité incontournable. Multiculturalisme, non ! Nous n’avons pas besoin de jeter l’adjectif (le bébé) avec le prescriptif (l’eau du bain). »
Extrait de Timothy Garton Ash, Freedom & Diversity : A Liberal Pentagram for Living Together, NYRB, November 22, 2012 (extrait)