L’étincelle d’un mouvement

Mini-dossier : 2012, an dix

Mini-dossier : 2012, an dix

L’étincelle d’un mouvement

Nicolas Vigneau

« Si nous devons combattre un dragon, il ne faut pas se contenter de lui couper les ongles de temps en temps » – José Saramago, écrivain et journaliste portugais

Dix ans. J’ai du mal à réaliser que dix ans se sont bel et bien écoulés depuis la grève étudiante de 2012. Je n’irais pas jusqu’à dire que pour moi, c’est comme si c’était hier, mais j’ai l’impression que ces dix ans sont passés comme un clin d’œil, sans trop que je m’en rende compte. Je n’avais aucune idée en votant en faveur de la grève générale illimitée à l’assemblée générale de l’Association facultaire étudiante des arts (AFÉA), au théâtre Le National le 13 février 2012, que je m’apprêtais à vivre la période la plus intense de ma vie. J’étais alors à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Aujourd’hui, je suis une personne différente de ce jeune homme rêveur levant avec conviction son carton de vote. J’ai toujours mes rêves et mes convictions progressistes, mais cette grève de huit mois m’a irrémédiablement transformé.

Pour plusieurs d’entre nous, cette grève était portée par l’ardent désir de protéger des valeurs et des idéaux, afin de s’opposer à la marchandisation et à l’économie du savoir en luttant pour une éducation accessible, émancipatrice, gratuite, non discriminatoire et libre de toute ingérence des élites économiques. Nous voulions planter les assises d’un projet de société plus juste, égalitaire, solidaire, inclusif, écoresponsable et respectueux de chaque citoyenne et de chaque citoyen, pour nous et les générations futures.

Cette grève, elle a été ponctuée par des rencontres fabuleuses et significatives qui m’ont permis de traverser tout ce que cette période a pu avoir d’éprouvant sans perdre trop de plumes ; par des moments de réflexion collective nécessaires et enthousiasmants ; par des démonstrations de solidarité émouvantes et énergisantes ; par des projets artistiques éclatés et rassembleurs ainsi que par des actions de protestation, des plus ludiques aux plus loufoques en passant par les plus musclées, qui à mes yeux nous ont permis d’incarner pleinement le politique et la citoyenneté. Mais elle a également été marquée par les charges policières, les souricières, les coups de matraque, le goût du poivre de Cayenne, la brûlure des gaz lacrymogènes, l’impact des balles de plastique, l’explosion des grenades assourdissantes. Brutalité. Répression. Violence. Pour l’ensemble de l’année 2012 sur tout le territoire du Québec, on compte 3636 arrestations de masse et abusives en lien avec les nombreuses manifestations de notre mouvement de contestation [1].

Mes illusions sur la politique, les médias et le système judiciaire ont volé en éclats, comme pour plusieurs de mes camarades qui estiment avoir perdu une partie de leur innocence et de leur naïveté dans la mêlée, pour le meilleur et pour le pire. On nous a ouvert les yeux à la dure, mais maintenant, on a vu neiger et, comme disait Salisse le pêcheur dans Le fou de l’île de Félix Leclerc : « Moi, dorénavant, quand je mangerai de la vase, ce sera volontairement. Et on ne me fera plus prendre de la boue pour de la crème.  »

J’ai ressenti tout l’éventail des émotions humaines, des plus belles aux plus laides, parce que la grève étudiante de 2012 a été pour moi aussi extraordinaire que traumatisante. Elle a forgé l’homme que je suis aujourd’hui, parce que pendant huit mois j’ai lutté de toutes mes forces pour mes convictions et tenté de les incarner, me donnant corps et âme dans l’exercice de ce que j’estimais être une démocratie plus directe et plus proche de son essence.

Le fleuve de la mémoire

Les beaux souvenirs sont faciles à faire remonter à la surface. Je me souviens me rendre à l’église de la rue Masson à 20 h tapantes un soir de mai, un carré rouge épinglé sur le cœur. Je me souviens marcher en tapant sur une casserole avec une cuillère de bois, à l’unisson avec mes voisins et mes voisines. Au-dessus de nos têtes s’étendait un ciel aussi survolté que nous, éclairs et tonnerre en prime. Je me souviens savourer la beauté impressionnante de l’orage, comme s’il voulait se joindre au concert de nos casseroles, et accueillir sans m’arrêter une pluie diluvienne. Je me souviens danser sous la pluie au son du rire des enfants en continuant de frapper sur ma casserole tout en hurlant à pleins poumons « La loi spéciale, on s’en câlisse ! » en chœur avec les gens de mon quartier.

Les pires souvenirs ne sont pas loin non plus. Je me souviens de l’émeute de Victoriaville et du sentiment profond que le Québec avait sombré dans le chaos, la brutalité policière ayant atteint ce jour-là des degrés que je ne pensais pas possibles. Je me demanderai toujours pourquoi les « forces de l’ordre » ont utilisé une force suffisante pour tuer ou rendre paraplégique contre la jeunesse québécoise, perforant l’œil de l’un et cassant la mâchoire de l’une de nos camarades ; pourquoi ses agents frappaient des personnes déjà à terre ; pourquoi ils tenaient des propos injurieux, racistes, sexistes, homophobes et tellement chargés de mépris à notre endroit ; pourquoi ils serraient tellement leurs tie-wrap que plusieurs d’entre nous ont subi des blessures aux poignets et aux chevilles ; pourquoi ils arrêtaient des gens pour des motifs aussi loufoques et fallacieux que le port de patins à roulettes. Tout ça pour « protéger » le Congrès général du Parti libéral d’une manifestation étudiante ? Je me souviens de la peur sourde qui m’habitait, la peur de finir par être tué ou que des ami·es ou des camarades le soient. Je me souviens des hélicoptères qui poussaient les gaz lacrymogènes vers nous, nous brûlant atrocement les yeux et les voies respiratoires. Je me souviens que l’antiémeute n’a jamais déclaré la manifestation illégale, donné d’avertissement ou demandé notre dispersion avant de nous rentrer dedans. Je me souviens des barrages policiers qui attendaient nos autobus au retour à Montréal et auxquels le nôtre a heureusement échappé. Je me revois pleurer en tremblant dans l’appartement de ma cousine quelques jours plus tard, visionnant les images de l’émeute prises par son copain, choqué par le contraste irréel du début bon enfant de la manifestation et de sa fin aux airs de guerre civile.

Les bêtes féroces de l’espoir

Quoi qu’il en soit, je suis fier d’avoir participé à la grève étudiante de 2012. Une grève qui, j’espère, à défaut d’avoir comblé tous nos espoirs, a tout de même réussi à semer des graines afin de préparer les luttes actuelles et futures. Pour plusieurs d’entre nous, elle a constitué l’éveil d’une conscience sociale, d’une pensée critique et d’un engagement citoyen qui ont continué à se développer et à s’incarner après la grève, au-delà de ses réussites et de ses échecs, pavant la route que nous suivons.

J’ai une pensée pour tous ceux et toutes celles qui ont porté cette grève à bout de bras, avec qui j’ai lutté côte à côte et agi pour un avenir meilleur. Ceux et celles qui l’ont préparée pendant deux ans. Les Black Blocs anonymes qui ont fait office de boucliers humains sur les premières lignes ainsi que les soignants et soignantes volontaires pendant les manifestations les plus houleuses. Mes collègues exécutants et exécutantes des diverses associations étudiantes. Les militants et militantes de tout acabit et de tous les horizons, et particulièrement ceux et celles qui ont milité dans des villes leur étant hostiles. Les profs contre la hausse. Les Mères solidaires et en colère. Les Têtes blanches, carrés rouges. Tous les groupes de la société qui nous ont soutenu·es d’une manière ou d’une autre.

Mille milliards de mille mercis. 


[1Ligue des droits et libertés, « Manifestations et répression », juin 2015, p. 6. En ligne : https://liguedesdroits.ca/manifestations-et-repressions-points-saillants-du-bilan-sur-le-droit-de-manifester-au-quebec/

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