Dossier - Syndicalisme : comment

Dossier - Syndicalisme : comment faire mieux ?

Démocratie syndicale : une exigeante nécessité

Thomas Collombat

Les débats sur la démocratie syndicale sont aussi vieux que le syndicalisme lui-même. Nous proposons ici un rapide tour d’horizon pour aborder la démocratie tant dans ses dimensions délégatrices que délibératives, et proposer quelques pistes de réflexion pour poursuivre, mais certainement pas clore la discussion.

L’idée démocratique est au cœur même de l’action syndicale moderne. Dans les sociétés capitalistes, l’entreprise est en effet l’un des seuls endroits où les principes de la démocratie libérale (avec toutes les limites que l’on doit lui reconnaitre) ne sont pas formellement appliqués. Le lien hiérarchique entre patron·ne et salarié·e n’est certes pas absolu, mais les lois et autres règlements ne font pas pour autant des milieux de travail des espaces participatifs et égalitaires. Au-delà de la nécessaire amélioration des conditions de vie de leurs membres, les syndicats sont donc aussi le seul moyen grâce auquel les travailleuses et travailleurs peuvent insérer des processus démocratiques dans l’entreprise, voire grignoter sur l’arbitraire patronal en réussissant à négocier des mécanismes déterminés collectivement et touchant à l’organisation du travail.

Impératif démocratique

La démocratie est à la fois une fin et un moyen pour le syndicalisme, car elle permet non seulement de défendre, mais aussi de définir les intérêts collectifs d’un groupe fondamentalement hétérogène : les travailleuses et travailleurs. Ces intérêts collectifs se construisent et se reconstruisent de façon permanente dans l’action syndicale, et notamment dans la délibération collective permise par la vie démocratique de l’organisation.

La démocratie syndicale implique donc bien plus que des élections. C’est dans sa procédure même, et notamment dans les débats et discussions qu’elle implique, qu’elle devient un outil de construction d’une identité collective. Ces débats ne sont d’ailleurs pas pensés pour être figés, mais bien pour faire avancer les un·es et les autres vers une position commune et si possible consensuelle. L’anarcho-syndicalisme, qui occupait une place importante au sein des premiers mouvements ouvriers, avait d’ailleurs tendance à éviter les votes et leur préférait la discussion et l’échange, devant ultimement permettre l’émergence d’un positionnement unanime. La démocratie est donc intrinsèque au syndicalisme, tant dans ses finalités que dans ses modalités.

Tendances oligarchiques et professionnalisation

La plupart des débats sur la démocratie syndicale ne portent pas tant sur sa dimension délibérative que sur sa fonction délégatrice, c’est-à-dire sur les mécanismes de désignation des dirigeant·es du syndicat et sur l’exercice du pouvoir qui leur est conféré par les membres. Les risques d’accaparement des ressources (politiques comme matérielles) du syndicat par une minorité ont été soulignés de longue date. Après tout, la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » développée par le sociologue Robert Michels au début du 20e siècle était basée sur ses observations d’organisations issues du mouvement ouvrier. Concrètement, ces tendances se manifestent par un faible roulement au sein des exécutifs syndicaux, au point où certain·es parlent de « bureaucratisation » ou de « professionnalisation », les fonctions syndicales s’inscrivant alors dans des carrières militantes plutôt que de se présenter comme des mandats finis dans le temps et soumis à l’alternance. Afin d’éviter ces situations, des organisations optent, à l’image de certains États dans leur constitution, pour une limitation du nombre de mandats que peuvent servir les élu·es. De façon plus fondamentale, c’est l’encadrement du pouvoir de l’exécutif, notamment par la mise en place d’un réseau de délégué·es syndicaux·cales ou d’instances intermédiaires comme les conseils syndicaux, qui est souvent mis de l’avant afin de mieux répartir les responsabilités et ainsi diminuer les risques de monopolisation des ressources aux mains d’une minorité.

Une autre évolution plus récente peut également conduire à un certain affaiblissement de la démocratie syndicale : la technicisation croissante des relations du travail. Le rôle des avocats et des services juridiques, de même que d’autres expertises techniques, a pris beaucoup d’ampleur au sein des organisations syndicales. Ces ressources sont précieuses dans l’établissement d’un rapport de force, mais elles peuvent également laisser entendre que celui-ci s’établit avant tout grâce à elles plutôt que par la mobilisation du nombre et l’expression collective des membres, qui sont à la fois la raison d’être et l’atout le plus important du mouvement syndical. (À ce sujet, voir le texte de Mélanie Laroche dans ce dossier.)

Démocratie et participation

La question de la participation est donc indissociable de celle de la démocratie. Dans le cas particulier des syndicats, on leur reproche souvent la rigidité des procédures et des instances. Si le code Morin et le Robert’s Rules of Order ont été pensés pour garantir un débat organisé, leur dimension technique et procédurale peut au contraire en rebuter certain·es, voire donner un avantage indu aux militant·es les plus aguerri·es, et ainsi nuire à l’expression d’une diversité d’opinions. Si certains ajustements peuvent certes les rendre plus fluides ou équitables (comme l’alternance de genre au micro, adoptée par plusieurs organisations), il semble surtout urgent de penser à d’autres espaces de participation plus informels, voire radicalement différents, au sein desquels les préoccupations, aspirations et positions des travailleuses et travailleurs pourront s’exprimer plus librement, dégagés des contraintes procédurales.

La participation implique toutefois une ressource cruciale : le temps. Alors que les enjeux de conciliation travail-famille-études ont été de plus en plus présents dans le débat public des dernières années, la question du temps de militance reste peu débattue. Au contraire, il semble de plus en plus difficile de convaincre des assemblées générales de placer en tête de leurs priorités les demandes liées aux libérations syndicales, qui garantissent pourtant la bonne marche des organisations et permettent que les responsabilités puissent être réellement partagées entre les membres. À la place, les personnes libérées pour responsabilités syndicales sont caricaturées comme des privilégiées (y compris à l’occasion par l’État-employeur) ou ne doivent compter que sur un nombre d’heures extrêmement limité, notamment dans le secteur privé. Le recours croissant aux rencontres virtuelles et aux sondages en ligne répond à certaines contraintes posées naguère par les assemblées en personne, mais si ces outils favorisent la présence, ils n’encouragent pas nécessairement une authentique participation et un esprit délibératif. D’autres propositions existent, comme l’idée de « journée fériée de délibération » évoquée dans les travaux de Christian Nadeau, mais elles impliquent l’établissement d’un rapport de force suffisant pour les obtenir.

C’est sur cette question du rapport de force et de la nécessaire solidarité qu’il implique que nous proposons de conclure cette réflexion. La question de la démocratie syndicale est indissociable de celle de la solidarité. Le syndicalisme a la tâche éminemment complexe d’offrir à la fois une espace d’identification et d’ouverture à la diversité. On se rassemble « entre nous », parce qu’on se ressemble, mais aussi « avec d’autres », car au-delà de nos différences, nos intérêts de classe se rejoignent.

Deux espaces où se joue cette double expression de la solidarité, qui sert de socle à l’exercice de la démocratie syndicale, méritent d’être revalorisés. Le premier sont les structures interprofessionnelles (centrales syndicales, conseils centraux ou régionaux) qui donnent l’occasion de prendre acte des différences et de reconnaître les luttes communes, mais qui occupent rarement une place prépondérante dans la vie des syndicats locaux. Le deuxième sont les conflits de travail. Les lignes de piquetage restent des moments et des endroits privilégiés de dialogue, de création de solidarité et de prise de conscience. Elles sont la cause et la conséquence de la démocratie syndicale, et l’avenir de l’une peut difficilement se penser sans prendre en compte le destin des autres. Toute réflexion sur la démocratie syndicale implique donc de penser également les conflits de travail, leur raréfaction et les questionnements que cela porte sur le sens de l’action syndicale. 

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