Hé oh les médias ! On est en code rouge

No 91 - Printemps 2022

Climat

Hé oh les médias ! On est en code rouge

Carole Dupuis

L’urgence climatique est telle qu’en août dernier, le secrétaire général des Nations Unies a qualifié le sixième rapport du GIEC de « code rouge pour l’humanité ». Bien sûr, les médias ne peuvent pas être tenus responsables de la dérive civilisationnelle qui a mené à ce point de bascule existentiel. N’empêche : ils pourraient contribuer beaucoup plus efficacement à le repousser.

Le sujet est ardu, assurément, et de multiples embûches entravent le travail des journalistes les mieux intentionné·es. D’abord, il y a l’autocensure. Comme le rappelait Noam Chomsky, interrogé sur le rôle des médias dans la crise climatique, une personne « bien éduquée » adhère à « l’hégémonie du sens commun » : elle comprend d’instinct qu’il n’est pas de bon ton d’aborder certains sujets. « Les gens qui les soulèvent passent pour des fous  », dit-il.

Dans le film Don’t look up, le professeur et la doctorante ne respectent pas ce tabou et on voit où cela les mène ! Exagération ? Pour en juger, il faut visionner la scène bien réelle où, sur ARTE, d’éminents journalistes abreuvent leur jeune collègue Salomé Saqué de sarcasmes alors qu’elle s’efforce de sonner l’alarme sur l’apocalypse annoncée.

Relativiser l’objectivité

Une conception étroite de l’objectivité empêche aussi de bien couvrir la crise climatique. Guy Parent, chargé de cours à l’École des médias UQAM et vétéran des services d’information de Radio-Canada, ouvre de belles pistes de réflexion en ce sens. Dans son passionnant mémoire de maîtrise, il rappelle qu’au lendemain de la victoire de Donald Trump en 2016, plusieurs ont fait le lien entre ce dénouement inouï et la préséance donnée à la neutralité journalistique pendant les primaires et la campagne présidentielle américaine. Il cite le reporter d’enquête Glenn Greenwald selon qui « Les règles des grands médias – vénérant la fausse objectivité plutôt que la vérité et toute autre valeur civique – interdisent de sonner l’alarme. Dans ce cadre, dénoncer Trump, ou même sonner l’alarme sur les forces obscures qu’il exploite et déchaîne […] serait considéré comme une violation du journalisme. »

La même dynamique plombe la couverture de la crise climatique. Wolfgang Blau, cofondateur du Oxford Climate Journalism Network à l’Université Oxford, a interrogé des journalistes du monde entier afin de comprendre pourquoi. Son constat : l’absence perçue ou réelle de critères clairs pour tracer la frontière entre le militantisme et le journalisme est un obstacle important pour les membres de la presse, surtout les plus âgé·es. Ces tiraillements déontologiques semblent toutefois épargner les moins de 35 ans. Plusieurs se sentent d’ailleurs incompris·es par leur direction ou accusé·es de militantisme, alors qu’ils et elles estiment faire simplement leur travail.

Résister à l’angélisme

Un autre piège est de sous-estimer le rôle des industries qui ont intérêt à retarder la sortie des énergies fossiles et à promouvoir les pseudo-solutions miracles comme l’hydrogène, le gaz naturel renouvelable ou la captation du carbone. Leurs campagnes obligent les journalistes climat à perdre leur temps à défendre des constats scientifiques largement consensuels ou à décortiquer des argumentaires spécieux en faveur de projets indéfendables. Le harcèlement que ces campagnes génèrent empoisonne la vie des journalistes et mine leur crédibilité, parfois même auprès de leurs chefs, selon Wolfgang Blau.

Embaucher des jeunes

Pour donner le coup de barre qui s’impose, les médias devront affecter les ressources nécessaires à la couverture de la crise climatique. Même les meilleurs d’entre eux demeurent loin du compte ! Le Devoir, pourtant réputé pour la qualité de ses dossiers environnementaux, emploie sept journalistes en culture, sept en économie et un seul en environnement.

Il faut donc embaucher, mais qui ? Pour Wolfgang Blau, un·e journaliste climat qualifié·e n’est pas nécessairement un·e scientifique, mais plutôt une personne qui a une compréhension approfondie du changement systémique, des politiques publiques et de sujets spécialisés tels que le voyage, le sport ou la mode. Au risque de se faire taxer d’âgisme, on pourrait ajouter que cette personne est probablement jeune. Les jeunes comprennent la crise climatique dans leurs os. On peut compter sur eux pour trouver des façons brillantes de transformer ce dossier aride en reportages brûlants d’actualité et d’humanité.

Le journalisme de solutions

Le média québécois Unpointcinq, comme plusieurs autres dans le monde, mise sur le journalisme de solutions pour encourager l’action climatique. En d’autres termes, il veut inspirer en présentant « des projets d’ici, portés par de vrais gens ». Bien qu’attrayante, cette approche ne fait pas l’unanimité dans les médias. Lors de son enquête, Wolfgang Blau a été étonné de la réponse typique de ses collègues : «  Ce n’est pas le travail du journaliste. Notre travail consiste à couvrir le monde tel qu’il est et c’est parfois un endroit plutôt merdique. » Paradoxalement, la vaste majorité d’entre eux ont indiqué qu’à leur avis, leur audience est très intéressée à savoir ce qui peut être fait pour ralentir le réchauffement climatique !

Relier les points

Pour Noam Chomsky, les médias communiquent mal l’urgence climatique car ils « ne relient pas les points  ». Par exemple, le même numéro du New York Times pourrait présenter un excellent reportage sur la fonte des calottes polaires et une manchette annonçant avec fanfare que la production américaine de combustibles fossiles est en voie de surpasser celle de l’Arabie saoudite. Plus près de nous, le magazine L’Actualité diffuse maintenant les excellentes chroniques de l’environnementaliste Caroline Brouillette, mais maintient son palmarès annuel des leaders de la croissance sans égard à l’empreinte carbone des entreprises lauréates, à la pertinence de leurs activités dans un contexte de transition socio-écologique, ni au lien entre le modèle de la croissance infinie et la crise climatique. De même, bien que Radio-Canada propose fréquemment de magnifiques reportages scientifiques sur la crise climatique, on peut suivre ses bulletins de nouvelles pendant des semaines entières sans en entendre parler de façon significative.

L’analyse de Chomsky prend un sens lourd de conséquences pour un élu municipal comme François Croteau, maire de l’arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie à Montréal de 2009 à 2021. Comme Chomsky, il observe que la science est bien représentée dans les médias quand il est question de la crise climatique en général. Par contre, « quand vient le temps de couvrir des mesures spécifiques qui ont un impact sur la vie des gens, comme le REV par exemple, oups, la science prend le bord rapidement ».

Pour briser ces silos, Wolfgang Blau préconise la création, dans chaque média, d’un carrefour du climat où les journalistes spécialisés de tous les secteurs se réunissent, habituellement sous la direction du bureau des sciences, pour préparer des reportages intégrant d’emblée les enjeux climatiques.

Quels que soient les moyens adoptés, il est vraiment temps que les médias couvrent la crise climatique avec toute l’ardeur, toute l’intelligence et tout le sens critique que dictent l’urgence et la complexité de la situation. 

À lire, visionner, écouter, découvrir

Le combat d’idées entre les journalistes André Noël et Luc Chartrand

André Noël, « Réchauffement du climat : les médias continuent de semer le doute », Le Trente, automne 2019.

Luc Chartrand, « Garder la tête froide face au réchauffement », Infolettre de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), 13 février 2020.

André Noël, « Climat et médias : poursuivons le débat  », Infolettre de la FPJQ, 13 février 2020.

L’entrevue de Noam Chomsky sur les médias et la crise climatique : « In a couple of generations, organized human society may not survive », National Observer, 12 février 2019.

Le mémoire de maîtrise de Guy Parent : L’objectivité journalistique : de la neutralité à la recherche de la vérité, UQAM, 2021.

Le moment de télévision où Salomé Saqué devient « la bizutée-zinzin du plateau » : À l’émission 28 minutes, sur ARTE, le 30 octobre 2021.

L’entrevue avec Wolfgang Blau et Meera Selva de l’Université Oxford : « How journalists can better cover the climate crisis », balado Future of journalism, 28 septembre 2021.

Le programme du Reuters Institute for the Study of Journalism destiné aux journalistes, rédacteur·trices en chef et cadres de médias aux prises avec les enjeux opérationnels, culturels et éthiques liés à la couverture de la crise climatique. 

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