No 58 - février / mars 2015

Portrait

Guy Rocher

Le réformiste

Yvan Perrier

Monument de la pensée intellectuelle québécoise, Guy Rocher a été le sujet de plusieurs ouvrages. Loin de nous l’idée d’en faire ici une recension exhaustive, nous entendons plutôt y puiser des informations susceptibles de nous permettre d’esquisser, à grands traits, des éléments de sa vie qui ont été étroitement associés au changement social au Québec et de présenter certains points forts de sa démarche théorique en sociologie.

D’hier à aujourd’hui

Guy Rocher a vu le jour en 1924. Après de brillantes études classiques, il s’engage à temps plein au sein de la jeunesse étudiante catholique. Il effectue, quelques années plus tard, un retour aux études qui le mènera de l’Université Laval à la prestigieuse Université Harvard où il obtiendra un philosophiæ doctor (Ph. D.) en sociologie. Au cours de l’entretien qu’il nous a accordé (voir l’encadré En sons et en images), il nous a confié que c’est grâce à une bourse d’études de la Confédération des travailleurs catholiques canadiens (l’ancêtre de la CSN) qu’il a été en mesure d’acquitter ses frais de scolarité américains qui étaient, même à cette époque, exorbitants.

Au début des années cinquante, il est professeur de sociologie, d’abord à l’Université Laval et ensuite à l’Université de Montréal. Des années 1980 jusqu’à tout récemment, il exerce le rôle de professeur-chercheur au Centre de recherche en droit public de la Faculté de droit. Il prend sa retraite en 2010 et quelques mois plus tard, on lui décerne le titre de professeur émérite.

Guy Rocher est aussi connu pour sa contribution au sein de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, mieux connue sous le nom de commission Parent. C’est cette commission qui allait proposer la démocratisation du système d’éducation au Québec et la création des centres d’éducation générale et professionnelle – les fameux cégeps. Lors de la crise d’Octobre 1970, il décide de rompre certaines amitiés avec des libéraux fédéraux. Il passe alors du nationalisme canadien au nationalisme québécois. Rappelons qu’il a été sous-ministre au développement culturel de 1977 à 1979 et sous-ministre au développement social de 1981 à 1983 au sein de gouvernements péquistes. Il a joué un rôle très important dans la rédaction de la Charte de la langue française au Québec (la loi 101).

Le moins que l’on puisse dire au sujet de Guy Rocher, c’est qu’il est un sociologue au parcours imposant. Il s’est intéressé, entre autres choses, aux objets de recherche suivants : les rapports entre l’Église et l’État ; l’évolution des théories socio­logiques de l’action sociale ; les aspirations scolaires et les orientations professionnelles des jeunes Québécois·es ; la question linguistique ; la sociologie du droit ; l’éthique dans le domaine de la pratique médicale ; la sociologie des réformes, et nous en passons. Certains de ses ouvrages ont été traduits dans de nombreuses langues.

Guy Rocher est un « sociologue citoyen » qui n’a jamais craint, dans sa pratique analytique, « de porter un certain regard sur la réalité sociale   [1] ». Est-il nécessaire de spécifier que ce « certain regard » n’a jamais été à la remorque des interprétations lénifiantes de la pratique sociale ? Guy Rocher réprouve les mensonges, surtout ceux en provenance des grands acteurs institutionnels (les membres du clergé et les dirigeant·e·s politiques surtout). Même s’il se définit comme « un homme d’institution », il mentionnera que dans chacune de celles où il a œuvré (« université, État, famille, Église ») il s’est « comporté en marginal ». La justice sociale est la valeur fondamentale qui l’habite et qui oriente, depuis fort longtemps, ses engagements sociaux.

Intéressons-nous à certains aspects de sa contribution originale en sociologie.

Le changement social

Le changement social occupe une place de choix dans la démarche analytique de Guy Rocher. De manière plus précise, ce sont les processus qui rendent possible le changement qui l’ont grandement intéressé. Dans ses Entretiens avec François Rocher, il explique pour quelles raisons il opte pour une sociologie des réformes (et non des révolutions) pour comprendre l’évolution et les transformations des sociétés occidentales au XXe siècle en géné­ral : «  [N]ous vivons dans une période historique, en Occident, où il n’y a pas eu d’importantes révolutions. La dernière, bien sûr, c’est la révolution bolchevique de 1917. […] Cela veut dire que les changements planifiés se sont faits davantage par des réformes que par des révolutions, depuis un siècle environ. Pourquoi ? […] En général, les révolutions ont pu se produire parce que l’État faiblissait, n’était plus en mesure de résoudre les problèmes ni d’assurer le contrôle. Dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, nous vivons avec des États qui sont relati­vement forts, qui sont établis et dont la légitimité n’est généralement pas contestée. Et cela, parce que ce sont des États de droit, basés sur la rationalité juridique […]. Ce genre d’État de droit se prête à des réformes plutôt qu’à des révolutions. »

Guy Rocher déplore que les sociologues actifs durant les années 1960-1970 ne se soient pas intéressés davantage à la sociologie des réformes. Ces derniers semblaient préférer les luttes révolutionnaires comme authentique vecteur du changement social ou de la transformation sociale. N’allons pas croire cependant que Guy Rocher mésestime l’apport de Marx en regard du développement de la pensée en Occident. À Georges Khal, il dira : « Le marxisme a certainement contribué […] à la pensée du XIXe et du XXe siècles. Avec le freudisme ou la psychanalyse, le marxisme fut une des grandes révolutions intellectuelles, sociales et culturelles de la pensée occidentale moderne. Il a donné à la philosophie et à la pensée politique des bases beaucoup plus solides et beaucoup plus ancrées dans la réalité. Le grand mérite de la pensée de Marx, […] c’est d’avoir jeté un éclairage nouveau sur les relations entre la pensée, la culture et la vie matérielle, d’avoir renversé les perspectives du vieil idéalisme et mis en valeur le rôle des conditions matérielles de vie, des rapports de travail et de la technologie dans l’histoire humaine. » Rocher indiquera : « Je suis ouvert à la pensée de Marx et d’Engels, mais pas à celle de Lénine. » Il reprochera à ce dernier, avec raison d’ailleurs, d’avoir instauré « un État et une société totalitaires ».

La sociologie du droit

Constatant que le pouvoir politique s’exprime, pour l’essentiel, à travers des lois, des règlements et des normes écrites qui concourent, à l’occasion, à réformer la société, Guy Rocher y va de sa contribution au développement d’une théorie sociologique du droit. C’est à l’aide des concepts de pluralisme juridique, d’ordres juridiques, d’internormativité, d’efficacité et surtout d’effectivité qu’il théorise le droit. Au sujet de ces deux derniers concepts il énonce ce qui suit : « L’efficacité, c’est la façon dont le droit a des effets qui correspondent à l’intention de celui qui le fait, qu’il s’agisse du législateur, d’un tribunal ou de contractants. Par ailleurs, il y a ce que j’appelle l’effectivité : ce sont les effets qui n’étaient pas prévus, ou des effets à très long terme. » Il y a pour lui deux moments dans le droit : celui où «  l’on crée le droit » et ensuite celui « où on l’applique  ». Le concept d’effectivité est nécessaire pour comprendre comment le droit évolue. Il porte à notre attention que « [l]es juristes ont beaucoup d’imagination, soit pour inventer du nouveau droit, soit pour faire dire à des lois ou des règlements ce qu’on n’avait pas pensé qu’ils allaient vouloir dire  ». Le droit est « le bras de l’État » qui se prête à des « dérives ». Guy Rocher nous incite à rester vigilants face au droit. Celui-ci peut être sans effets réels ou se transformer en son contraire.

Prospectives sociologiques

La vie sociale ne nous confronte pas à un changement linéaire. À l’heure où l’idéologie néolibérale triomphe et où les acquis sociaux issus de la période keynésienne sont frontalement remis en question par les gouvernements de droite qui dirigent les pays avancés, il importe de créer une nouvelle branche de la sociologie. La preuve est faite, les partis politiques qui un jour ont prôné le changement progressiste se sont permutés en forces d’inertie. L’esprit réformiste qui habitait jadis le Parti libéral s’est volatilisé. Idem pour le Parti québécois. Dans la foulée des travaux de Guy Rocher, il faut penser maintenant à une sociologie de ces forces d’inertie – des forces de résistance, comme les a appelées le sociologue – hostiles au social-réformisme. Nous devons aussi travailler à l’expansion d’une « grille d’analyse à la fois systématique et critique du droit », ainsi qu’à mettre au point une sociologie… des sociétés animales.

En effet, invité par la prestigieuse revue Commentaire à indiquer des avenues futures de recherche pour la sociologie, Guy Rocher y est allé d’une étonnante réponse qui illustre à merveille que même nonagénaire il reste original. Il est d’avis que «  la sociologie ne s’est pas encore souciée de l’immense champ de recherche des sociétés animales, des plus petites aux plus grandes, des terrestres et des maritimes. La collaboration entre la sociologie et les savants de la faune est encore à venir ». C’est peut-être là, au sein de certaines sociétés animales, qu’il est possible de trouver la clef des rapports de coopération au lieu des rapports de combat et de compétition qui caractérisent les sociétés humaines.


[1Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale : 1. L’action sociale, Montréal, HMH, 1962, p. 2.

Thèmes de recherche Sociologie et anthropologie
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