Wild Canada Show

No 44 - avril / mai 2012

Culture

Wild Canada Show

Dalie Giroux, Amélie-Anne Mailhot

If we don’t use our land, we’re gonna lose it.
Theresa Spence,
Chef de la réserve d’Attawapiskat

La télévision d’État canadienne a proposé en janvier dernier aux citoyens de sa monarchie cathodique une série de quatre épisodes, en version française et anglaise, portant sur la situation actuelle des peuples autochtones du Canada. L’objectif de 8e feu, tel qu’annoncé par le diffuseur : «  Montrer pourquoi il est urgent de rétablir la relation que le Canada entretient depuis 500 ans avec les peuples autochtones, enlisés dans le colonialisme, les conflits et le déni. »

La série documentaire 8e feu est à ce titre une proposition politique : on y formule avec insistance les termes d’une «  réconci­liation  » possible, imminente et inévitable entre les peuples autochtones et le Canada. C’est aussi une proposition de nature étatocentrique, et ce, à double titre.

D’une part, s’il mobilise des journalistes et communicateurs autochtones, le documentaire est écrit et réalisé par et pour Radio-Canada, et répond donc à des visées et perspectives de la société d’État – notamment « contribuer au partage d’une conscience et d’une identité nationales ». Le public cible, auquel son propos est nécessairement ajusté, est aussi large que possible : on s’adresse «  à tous les Canadiens », de quelque origine qu’ils soient. Ce public est aussi approché de la manière la plus consensuelle possible : 8e feu est ainsi une missive de la Couronne envoyée dans un format attrayant à ses populations sujettes.

D’autre part, et c’est cette dimension qui sera ici explorée, l’horizon de la réconciliation intimée est celui de l’unité canadienne. Pour les besoins de ce texte, nous définissons le projet de l’unité canadienne comme l’aboutissement matériel et symbolique de l’entreprise britannique d’exploitation des ressources de la Nord-Amérique à des fins d’accumulation capitaliste, aboutissement dont les noms contemporains sont 1) intégration citoyenne et 2) consolidation de la souveraineté territoriale de l’État canadien. Ces deux enjeux, on le comprend aisément, sont au cœur de la question autochtone.

« Canadiens d’origine autochtone », quelle intégration ?

Puisqu’il n’est pas question de reconnaître quelque souveraineté politique que ce soit aux peuples autochtones soumis au régime nord britannique actuellement appelé Canada, il reste à déterminer la modalité par laquelle l’État va intégrer au sein de son régime de citoyenneté « ses » populations autochtones marginalisées.

Par une série d’énoncés convergents, 8e feu répond à cette question de manière claire, affirmative et répétitive :
 « La voie de l’avenir, c’est le développement économique : les entreprises, les échanges, le commerce, l’emploi. »
 «  On a tout intérêt à améliorer cette relation [entre autochtones et non-autochtones]. Et tout en haut de la liste, il y a les raisons économiques. C’est simple : l’Inde et la Chine sont en plein boom économique. Ils ont besoin de nos minerais, de notre bois, de notre pétrole. Et tout ça, ça se trouve dans le Nord, en grande partie chez les Indiens et les Inuit avec qui il faut donc négocier. »
 «  Le taux de natalité des autochtones est très élevé  » (et dixit Paul Martin [1], « on ne peut pas gaspiller un talent. On est en compétition avec des pays d’un milliard d’habitants »).
 En somme, «  les lois de la démographie et de l’économie ont parlé : la relation doit changer. »

Si l’on comprend la série télévisée comme un performatif, on voit que les « effets » de réconciliation qui s’y actualisent impliquent d’abord que l’auditoire comprenne que les populations autochtones veulent participer au salariat et se développer économiquement. Ensuite, il s’agit de se rendre compte, autochtones et non-autochtones réunis, que nous caressons tous le même rêve (et l’ultime), celui de la prospérité économique du Canada.

Hors réserve, l’individu autochtone accompli que nous propose 8e feu appartient par conséquent à la classe moyenne ; il réussit dans les affaires ou dans l’industrie culturelle, est à la tête d’une famille mononucléaire, conduit un véhicule utilitaire sport, promène son chien les week-ends et habite une banlieue néo-victorienne cossue. Il est un Canadien comme les autres, égal aux autres surtout, c’est-à-dire un salarié ou un entrepreneur fier de ses racines qui s’épanouit dans la culture de masse. S’il demeure en réserve, cet individu autochtone accompli sera un homme d’affaires aux commandes d’entreprises fructueuses de valorisation économique du territoire et porteur d’une vision positive du capitalisme globalisé.

"Pas de droits et pas d’argent". Quid de la souveraineté territoriale ?

Qu’en est-il dans ce contexte des revendications territoriales ? 8e feu propose à cet égard une interprétation particulière de l’article 35 de la Constitution de 1982 qui garantit le titre indien : «  L’article 35 stipule que les droits existants des autochtones, qu’ils soient ancestraux ou issus de traités sont reconnus et confirmés. Et ça, la Cour suprême l’a répété encore et encore : si vous avez un projet de développement sur les territoires autochtones, il faut consulter, il faut accommoder. C’est pas un droit de veto mais ça veut dire : il faut qu’on se parle. »

Consulter, accommoder, parler, comme dans le cas des Lil’wat en Colombie-Britannique : «  Dès le début du 20e siècle, BC Hydro a tendu ses lignes électriques sur les montagnes. Elle a inondé les vallées et aménagé les rivières. Le sud a eu l’électricité, les autochtones… le choc culturel. Mais aujourd’hui est un jour nouveau. Une occasion de célébrer. Les représentants de BC Hydro et du gouvernement viennent de signer une entente. Lucinda [2] et les autres chefs accordent à BC Hydro la permission de construire une éventuelle nouvelle ligne. En retour, ils reçoivent 210 millions de dollars et des promesses de contrat, d’emplois et de formation. Les erreurs du passé sont reconnues, et le chemin est ouvert pour l’avenir. »

L’approche compensatoire est également évoquée dans les cas de la mine de diamant DeBeers à Attawapiskat et celui des barrages hydro-électriques chez les Cris Nisichawayasihk. Dans ce dernier cas, on rappelle que l’installation d’un barrage par Manitoba Hydro en territoire cri dans les années 1970 a eu pour résultat qu’aujourd’hui « leurs territoires de chasse et de pêche sont inondés, une partie de leur mode de vie aussi.   » Cependant, souligne-t-on, si Manitoba Hydro poursuit à ce jour la construction de ces barrages (que l’on imagine toujours aussi dommageables pour les modes de vie traditionnels), elle offre systématiquement en retour une compensation financière négociée avec les communautés affectées.

Le canevas de la réconciliation réussie est donc généralement celui-ci  : les communautés négocient leur part du gâteau sous forme de salaires et de capitaux avec les compagnies qui exploitent les ressources sur leur territoire, intégrant ainsi – à fort prix – la citoyenneté économique canadienne. En clair, les communautés sont placées devant l’injonction de développer économiquement quelques fractions du territoire pour pouvoir en rester maître, ce qui signifie également s’aliéner les bases de la vie traditionnelle

Car l’autre option, qui serait de refuser le développement économique sur le territoire, n’est pas à l’ordre du jour à moins de vouloir se retrouver à la rue en brandissant des étendards ou attachés à des arbres avec quelques alliés écologistes, puis de s’engager dans de pénibles batailles juridiques et autres représentations incertaines au sein de forums internationaux [3].

Dans la vision économique de l’unité canadienne et autre Plan Nord, l’exploitation du territoire par des compagnies minières, forestières et productrices d’électricité est un fait théologique, tout aussi indubitable que la nécessité de la croissance économique, l’ouverture des marchés et la mesure du bonheur collectif par le PIB. Mi-figue, mi-raisin, Bender rappelle à cet effet le cas d’insoumis qui ont refusé le développement économique sur leur territoire : « La nation innue, elle, n’a pas voulu céder ses droits. Elle a refusé de négocier avec Hydro-Québec. Résultat ? Pas de droits et pas d’argent. »

Aux piasses, citoyens !

La proposition de réconciliation entre la Couronne et ses peuples autochtones offerte par la série 8e feu ne s’inscrit pas dans un vacuum politique, et l’enthousiasme récent de l’agence médiatique fédérale envers la question autochtone n’est pas fortuit. Il répond d’un contexte idéologique particulier favorisé par le gouvernement en place à Ottawa, celui d’un Canada monarchiste et militariste qui souhaite faire sa place au soleil dans la reconfiguration de l’économie mondiale par une vaste entreprise de monétarisation de ses ressources naturelles, que ce soit les sables bitumineux, le gaz naturel, l’eau douce, la puissance hydro-électrique des grandes rivières, le minerai ou les matières ligneuses.

Incidemment, le propos de 8e feu est parfaitement aligné à la vision proposée par le premier ministre Harper le 24 janvier dernier lors de la Rencontre entre les Premières Nations et la Couronne : « La croissance dynamique de l’économie canadienne exigera une croissance correspondante de la main-d’œuvre qualifiée dans toutes les régions : urbaines, rurales ou éloignées. Les peuples autochtones constituent la population la plus jeune du Canada. Il est donc dans notre intérêt à tous que les populations autochtones aient une éducation, des qualifications et des emplois. » Le Parti conservateur et Radio-Canada peuvent donc après tout s’entendre…

En ce qui concerne la souveraineté des peuples autochtones, il est difficile de voir en quoi la proposition de réconciliation économique formulée ici diffère en principe des politiques coloniales successives qui ont marqué l’histoire canadienne. Il s’agit encore et toujours «  d’exterminer  » le mode de vie traditionnel, de faire entrer les autochtones dans le salariat et de capitaliser par la privatisation créative les ressources du Pays-d’en-Haut. Vieille histoire que l’entreprise canadienne, qui demeure inscrite dans la trame du projet impérial britannique qui n’a jamais eu d’autre moteur que celui de l’accumulation de capital par la multiplication de ventures extractives transcontinentales.


[1Qui a mis sur pied l’Initiative d’éducation autochtone Martin, dont les deux volets nous renseignent sur le sens à donner au mot éducation : 1) programme jeunes entrepreneurs autochtones ; 2) projet pilote de mentorat en comptabilité.

[2Lucinda Phillips, chef de la première nation Lil’wat près de Whistler, en Colombie-Britannique.

[3Par exemple les membres de la Saik’uz First Nation en Colombie-Britannique luttant contre le projet de pipeline d’Enbridge dont la trajectoire projetée traverse les territoires de 50 communautés autochtones.

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