Tourisme. Ces colons du 21è siècle

No 87 - mars 2021

Sortie des cales

Tourisme. Ces colons du 21è siècle

Jade Almeida

Il n’y a rien de mieux qu’une pandémie mondiale pour mettre en évidence le colonialisme dans notre quotidien.

Prenons le tourisme en exemple. Les destinations du Sud ont connu un bond de réservations pendant la période de fêtes. A-t-on idée d’aller dans un tout-inclus durant une pandémie ? Une question qui a suscité de nombreux commentaires désobligeants sur l’égoïsme des voyageurs. À raison, bien sûr. Si l’Organisation mondiale de la santé déclare qu’il nous faut réduire nos déplacements à l’essentiel, difficile de comprendre en quoi une semaine à Cuba peut se qualifier.

Mais pour être tout à fait honnête, je n’ai pas attendu l’apparition du virus pour avoir un problème avec les touristes. Je viens de Guadeloupe. Un archipel des Caraïbes, au nord des côtes du Venezuela. Sa terre principale est surnommée « le papillon »… parce qu’elle a littéralement la forme d’un papillon. C’est un territoire qui a été colonisé par la France durant le XVIIIe siècle et qui est toujours sous colonisation française. Ce n’est pas le sujet de cet article, mais rappelez-moi de vous expliquer un jour par quel tour de passepasse la France est parvenue à garder une partie de son empire colonial, le tout sans s’attirer les foudres de la communauté internationale et malgré sa violence impérialiste. Toute une histoire !

Mais revenons à notre sujet : les touristes, donc.

Probablement qu’à la seconde où j’ai mentionné le terme « Caraïbes », les plages au sable blanc, les mers bleu turquoise et les cocotiers s’élançant dans un ciel dénué de nuages sont apparus dans votre esprit. En somme, le genre de décor « paradisiaque » que les compagnies aériennes classent automatiquement dans la catégorie « destinations soleil ». « Destinations soleil » : la catégorie fourretout qui regroupe tous les lieux de vacances dits « du Sud ». Lorsque vous vous rendez sur le site Web d’une agence de voyage et que vous passez d’une photo à une autre, il est littéralement impossible de faire la différence entre les territoires. Cuba, Haïti, Guadeloupe, Jamaïque ou encore Mexique… tout est représenté par la photo « carte postale ».

Je ne vais pas vous mentir : les paysages de chez moi sont à couper le souffle. Nous y avons le sable blanc, les cocotiers et tout le tralala. Mais la Guadeloupe, c’est aussi un des taux de chômage les plus élevés d’Europe (oui nous comptons dans l’Europe parce que, vous comprenez ? Colonisation française oblige). La Guadeloupe, c’est aussi un territoire où le coût de la vie est 12% plus élevé qu’en France et où le premier employeur est l’armée. Où la majorité de l’économie locale appartient aux descendants d’esclavagistes et où la faune, la flore et par conséquent nos corps ont été empoisonnés au chlordécone [1]. La Guadeloupe, c’est une histoire sanglante, mais aussi une histoire de résistance. Ce sont des réalités multiples et complexes. Et c’est un cas trop bien connu parmi d’autres au sein des Caraïbes. J’aurais pu parler d’Hawaï, dont la monarchie a été déposée par les États-Unis et qui subit depuis l’impérialisme américain. Ou de Cuba, qui a osé vouloir se défendre face aux envahisseurs. Ou d’Haïti, qui a servi d’exemple aux révolutions noires de par le monde et qui en paye encore le prix. J’aurais pu évoquer quantité de territoires pour illustrer l’histoire de l’appétit impérialiste qui a systématiquement divisé, brisé et dispersé aux plus offrants la possession de nos terres.

Mais tout cela est entièrement aseptisé sous les fantasmes touristiques tropicaux. Les vacanciers veulent leurs deux semaines au soleil et le plus cheap possible. Ils ne veulent pas comprendre les ramifications d’inégalités sociales qui leur permettent d’être logés et nourris dans des hôtels au bord de la mer avec un revenu de foyer moyen. Ils ne veulent pas prendre leurs responsabilités dans le maintien d’une économie touristique qui étouffe nos entreprises locales et défigure nos espaces. En somme, ils veulent nos plages, mais pas nos réalités. Notre culture, mais seulement la version folklorique. Notre espace, mais sans notre présence. Et si nous devons vraiment apparaitre dans les cartes postales, que l’on serve à quelque chose : employées de « tout-inclus » souriantes et restaurateurs qui font attention aux épices. Un petit rhum, monsieur ? Un massage à l’huile de coco, madame ? Souriez : vous êtes figé·e.

Ah ! l’ignorance volontaire, cet opium des privilégié·e·s. Rien d’étonnant par conséquent qu’on ait vu débarquer des vagues de touristes pendant les fêtes. Trop content·e·s de fuir la « fatigue de la pandémie » et de se réfugier chez nous. Les agences de voyages ont multiplié les promesses de « destinations soleil », mais cette fois accompagnées d’un curieux discours d’exceptionnalisme sanitaire. On fait fermer tous les lieux de loisirs, comme les stations de ski en France, et on martèle à la population de rester chez soi. Mais se rendre dans les Caraïbes serait sécuritaire ? C’est, du moins, l’avis du gouvernement français. Le Canada s’est gardé une réserve, mais sa compagnie aérienne nationale n’en a pas fait de même [2].

Pire, non content de faire miroiter cet espace qui serait mystérieusement épargné par la maladie (ce qui n’est pas le cas, évidemment), on déclare qu’il en va de la responsabilité des citoyens des pays occidentaux de sauver l’économie locale. Le fameux mythe de l’argent du tourisme qui serait excellent pour nos territoires. La réalité est bien moins affriolante : les ¾ de l’argent des vacanciers retournent aussitôt dans les poches de multinationales occidentales. Multinationales dont la présence provoque un désastre écologique ainsi qu’un étouffement économique qui, peu à peu, nous rend entièrement dépendants d’un secteur qui nous rapporte peu, et nous coûte beaucoup.

Et même en supposant l’importance du dollar des vacanciers : je n’ai jamais entendu parler de charité qui mette en danger les personnes que l’on prétend aider. On parle de territoires qui ne possèdent pas les infrastructures hospitalières adéquates pour encaisser une vague d’infection. Plusieurs des « destinations soleil » ont régulièrement des problèmes d’approvisionnement en matériel médical, ou même en eau. Je parle en connaissance de cause. Si notre économie vous inquiète autant, vous pouvez toujours payer pour des hôtels locaux ou envoyer un virement PayPal à de petites entreprises tout en restant chez vous. Bottom line : rien ne vous oblige à vous déplacer. Absolument rien !

Nombre d’entre nous avons renoncé à rentrer voir nos familles, par peur de les mettre en danger, mais aussi parce que des touristes ont débarqué par dizaines de milliers pendant les fêtes, et qu’on ne voulait pas rajouter à la pression sur place. Laissez-moi insister sur ce point : nous avons renoncé à rentrer chez nous parce que les aéroports étaient pris d’assaut par une horde de vacanciers. Et pour rajouter du sel à la blessure : on parle de territoires dont la population native a été décimée en grande partie par des maladies apportées par les colonisateurs. Donc, décidément, rien de tel qu’une pandémie mondiale pour accentuer le colonialisme de notre quotidien. Prenons le tourisme en exemple…


[1Le chlordécone est un composé extrêmement toxique contenu dans un pesticide autorisé et utilisé à grande échelle dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique entre 1972 et 1993. Voir : Philippe Verdol, « Le chlordécone en Guadeloupe : une pollution/contamination globale de l’environnement et de la population », Ligue des droits de l’homme. En ligne : www.ldh-france.org/chlordecone-en-guadeloupe-pollutioncontamination-globale-lenvironnement-population/

[2Ce texte a été écrit au mois de janvier. Depuis, le Canada a suspendu tous ses vols vers le Mexique et les Caraïbes, tandis qu’Air Canada a interrompu les activités de sa filiale » « Rouge », qui assurait l’essentiel de ses vols vers ces régions. (NDLR)

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