Quand le Net devient filet

No 59 - avril / mai 2015

Quand le Net devient filet

Philippe de Grosbois

Boris Beaude, Les fins d’Internet, Éditions Fyp, 2014, 96 pages.

Astra Taylor, Démocratie.com. Pouvoir, culture et résistance à l’ère des géants de la Silicon Valley, Lux, 2014, 300 pages.

« (Contre-)pouvoirs du numérique », Mouvements, #79, automne 2014, 168 pages.

Lors des débuts du world wide web, dans les années 1990, le réseau Internet semblait offrir de grandes promesses d’approfondissement de la démocratie, de communication instantanée par-delà les frontières et de partage de la culture et de l’information à des degrés jamais vus auparavant. Vingt ans plus tard, le portrait semble beaucoup moins rose : surveillance généralisée – tant étatique que privée –, centralisation, mainmise corporative, criminalisation des hackers… Que s’est-il passé pour que le rêve tourne au cauchemar ? Plusieurs ouvrages récemment parus en français proposent des pistes de réflexion et montrent, chacun à leur manière, des voies de résistance.

Répondre à la question « qu’arrive-t-il à Internet ? », c’est aussi, forcément, proposer une définition de ce qu’est Internet. Or, définir un objet qui semble parfois croître par mutations successives n’est pas tâche facile. Sans nécessairement s’opposer, les trois livres offrent des diagnostics bien différents les uns des autres, notamment en raison de la provenance intellectuelle respective des auteur·e·s.

Boris Beaude : l’espace mondial confronté aux territoires nationaux

Dans Les fins d’Internet, par exemple, Boris Beaude approche le réseau en géographe : « [C]omprendre Internet exige de mieux concevoir l’espace », annonce-t-il dès le départ. Il ne faut pas confondre l’espace avec le territoire, ce lieu physique où l’on trouve les individus, leurs habitations, les ressources naturelles, etc. Internet s’est constitué comme un espace bien réel (d’où l’expression « aller sur Internet »), mais qui se déploie par-delà nos territoires nationaux respectifs. Bien sûr, le réseau repose sur des bases matérielles (câbles, serveurs, etc.), rappelle Beaude, mais « la réalité d’Internet est bien plus vaste. Elle recouvre l’ensemble des informations qui y circulent et l’ensemble des pratiques qui y ont lieu ». Les interactions et les communautés qu’on y retrouve sont peut-être immatérielles, mais jamais irréelles ou virtuelles : Internet « crée de nouveaux lieux, tout à fait réels, qui deviennent des médiations parfois essentielles à des pratiques de plus en plus nombreuses ».

Ces distinctions constituent le fondement de la thèse de Beaude : en se déployant sur un espace mondial, régi par des « principes d’autorégulation et de circulation sans entrave de l’information », Internet se confronte aux territoires nationaux à travers lesquels les sociétés tentent d’exercer leur souveraineté. Les difficultés actuelles d’Internet découlent de cette confrontation : « la liberté d’expression, l’intelligence collective, la gratuité, l’ouverture, la décentralisation […] sont autant de provocations et de défis pour des organisations politiques qui ne se reconnaissent pas dans ces principes. » La surveillance et la censure, l’exploitation de la participation collective aux fins d’intérêts privés et la centralisation du réseau autour de grandes corporations constituent donc, en quelque sorte, des revanches d’organisations commerciales ou étatiques contre un espace que certain·e·s ont cru pouvoir mettre en place sans institutions de régulation. Pour sortir de cette impasse, soutient l’auteur, il ne s’agit pas de revenir à l’autorité des États-nations, mais au contraire d’aller plus avant dans « l’émergence du Monde comme horizon politique permanent de l’humanité », ou autrement dit, de développer cet espace commun émergent en lui donnant des assises institutionnelles plus solides. Fort bien, mais comment ? Le court ouvrage, plutôt pessimiste, nous donne peu de pistes concrètes pour accomplir cette vaste tâche. Son principal mérite est celui de nous aider à saisir les enjeux de manière holiste et novatrice.

Astra Taylor : Internet comme redéploiement des industries culturelles

Cinéaste d’origine canadienne [1], Astra Taylor aborde Internet par le biais de ses préoccupations à l’égard de l’avenir de la culture et notamment des créateurs. Sa thèse, fouillée et richement documentée, est la suivante : « On n’assiste pas à la démocratisation de l’accès à la culture, mais plutôt à sa réorganisation. » Les industries culturelles de type Hollywood, axées sur la production et la diffusion d’œuvres spécifiques, soutenues par un droit d’auteur agressif, font tranquillement place à celles de type Silicon Valley, axées sur une profusion de « contenus » de toutes sortes, produits et partagés à tous vents sur des plates-formes corporatives par des « métayers numériques » (les usagers et usagères). Ces entreprises, pétries d’ouverture, de gratuité et de libre accès, s’enrichissent en vendant les données personnelles des usagers et en livrant ces derniers en pâture aux publicitaires. L’impact réel sur la culture, argumente Taylor, est dévastateur : pour les artistes et les journalistes, cela signifie moins de revenus, une plus grande précarité, une plus grande dépendance au financement privé par le biais de la publicité ou de la commandite et une mise à l’écart plus grande encore des œuvres dissidentes ou marginales. Ainsi, dans un contexte capitaliste, l’expansion d’Internet accentue les inégalités et les injustices qui existaient déjà auparavant.

Au fil de sa démonstration, Taylor assène ce qui est peut-être la critique la plus solide à ce jour à l’endroit du mouvement axé sur le libre partage de la culture et de l’information. En axant leur discours sur la liberté, l’accès et l’ouverture, en surestimant la rupture entre anciens et nouveaux médias, plusieurs laudateurs des vertus révolutionnaires d’Internet ont négligé la question de la justice sociale et fait preuve de complaisance à l’égard de la philosophie libertarienne de la Silicon Valley, qui a réorienté le capitalisme des industries culturelles beaucoup plus qu’elle ne l’a aboli.

La critique est à ce point vigoureuse qu’elle manque parfois de nuances : par moments, on en vient presque à croire que pour Taylor, la promesse d’ouverture qu’offrait Internet était dès le départ une vaste supercherie libertarienne, alors qu’elle soutient pourtant le contraire. L’apologie de la Silicon Valley, beaucoup plus courante aux États-Unis où demeure Taylor, est parfois rapidement amalgamée à l’ensemble d’un mouvement plus complexe qu’il n’y paraît. Les initiatives de sociofinancement, qui visent à rompre avec le modèle dominant du gratuit – pourtant au cœur des préoccupations de l’auteure – sont balayées de la main en une quinzaine de lignes et deux notes de bas de page. La création collaborative en ligne semble réduite à une accumulation de « passe-temps numériques » sans intérêt culturel propre, au-delà de son exploitation par les entreprises du 2.0.

Par-delà ces éléments problématiques, l’ouvrage de Taylor est incontournable pour son implacable rappel à la réalité à l’endroit de tous ceux et celles pour qui les technologies de communication constituent, presque par nature, des forces d’émancipation des individus et de démocratisation des sociétés. Pour faire véritablement d’Internet une force en ce sens, la cinéaste suggère un certain nombre de mesures progressistes visant à réduire l’emprise du privé et du profit sur Internet : prise en charge publique des infrastructures physiques (déjà largement subventionnées par les États de toute manière) et de l’accès au réseau, neutralité du Net, réforme du droit d’auteur, archives numériques publiques, subventions à la création culturelle, initiatives coopératives en matière de moteurs de recherche et de distribution des œuvres culturelles, et j’en passe. Un programme aussi enthousiasmant que nécessaire !

Mouvements : résister au « grille-pain fasciste »

La revue Mouvements, dans son numéro intitulé « (Contre-)pouvoirs du numérique », laisse quant à elle la plus grande place aux hackers et hacktivistes. Au fil des articles, on dénote une volonté partagée de dépeindre Internet comme le terrain de luttes encore inachevées, comme en témoigne l’éditorial intitulé : « Le "Mai 68 numérique" est-il (vraiment) devenu un "grille-pain fasciste" ? » Les coordonnateurs du dossier récusent les analyses selon lesquelles « les espoirs mis dans le potentiel transformateur, voire révolutionnaire du Net […] auraient fait long feu. » Les attaques sont bien réelles, mais « on voit émerger diverses résistances aux logiques de centralisation et de contrôle » du réseau. Peut-être que la provenance européenne de la plupart des auteur·e·s contribue également à modifier l’analyse : en s’éloignant de la puissante mouvance libertarienne nord-américaine, on peut mieux entrevoir un courant politique plus à même de résister au renfermement actuel du Net.

Ces résistances mettent en lumière une politisation croissante du milieu hacker et soulèvent la question de ses liens avec les luttes politiques plus classiques. Dans ce qui peut sembler une réponse aux critiques d’Astra Taylor, l’édito souligne que « ceux qui naguère ne se posaient que des questions qui les concernaient très directement (des questions de liberté de circulation de l’information et de gratuité de la création notamment informatique) s’intéressent désormais de plus en plus aux questions sociales et économiques ». Nicolas Auray et Samira Ouardi démontrent bien que la politisation des mouvements militants du numérique libre s’est faite au fil des attaques successives contre le réseau, « de l’offensive capitaliste sur toutes les formes de créativité par l’intermédiaire de la législation sur le copyright » au « déploiement d’un nouveau régime de surveillance étatique post-attentat du 11 septembre », et encore davantage depuis la crise financière de 2008. Dès lors, une partie importante du mouvement, qui s’était formée en rupture avec la politique institutionnelle, souhaite désormais, au contraire, transformer en profondeur les institutions sociales.

L’entrevue avec trois hacktivistes du collectif français La Quadrature du Net en fournit une belle illustration. Pour d’autres, la rupture est toujours de mise, mais elle doit être mieux articulée politiquement, comme le montre Anne Goldenberg dans son article sur les hackerspaces, ces espaces de production technique qui doivent, selon l’auteure, se protéger du capital et de l’État en les « définissant comme extériorité ».

Enfin, si les attaques à l’endroit de l’Internet ont contribué à la politisation des militant·e·s du Libre, la lutte pour la « souveraineté technologique », comme l’appelle Alex Haché, devrait aussi interpeller les mouvements sociaux dans leur ensemble : « Ce travail ne peut pas continuer à être de la responsabilité principale des collectifs qui recherchent et développent des technologies libres », soutient Haché.

Voilà peut-être ce qui unit les trois ouvrages, par-delà leurs différences : la nécessité de faire comprendre qu’Internet, ancré dans le social, ne peut être imaginé éternellement comme un lieu de liberté absolue. Une « clarification du positionnement du milieu hacker » sur le plan politique (Goldenberg) de même que de meilleurs fondements institutionnels pour Internet semblent aujourd’hui essentiels pour protéger cet espace de l’envahissement capitaliste et des attaques autoritaires dont il est aujourd’hui l’objet.


[1On ne saurait trop recommander le documentaire Examined Life où Taylor met en scène son parcours à travers New York, accompagnée de six philosophes contemporain-e-s.

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