Dossier : Bouger des montagnes. (…)

Dossier : Bouger des montagnes. Les Laurentides engagées !

Les nouveaux seigneurs du territoire

Véronique Bouchard

La colonisation des terres agricoles au Québec s’est faite majoritairement sous le régime féodal. La terre était concédée à un seigneur, soit une personne importante de la colonie, qui concédait à son tour des portions de terre à des censitaires (qu’on appelait ici habitants) qui devaient payer des rentes ou des redevances au seigneur.

Improductif économiquement, ce système fut aboli progressivement et les habitants, devenus agriculteurs, ont pu se libérer de cette relation de dépendance les liant aux seigneurs. C’est dans ce mouvement que s’est enclenché la colonisation des Laurentides suivant le système de cantons hérité du régime britannique. Cependant, dans cette région reconnue pour la beauté de ses paysages, les terres agricoles sont aujourd’hui de plus en plus convoitées et appartiennent de moins en moins aux agriculteurs et agricultrices. L’appropriation de terres agricoles par des non-agriculteurs crée une spéculation foncière amenant une perte d’adéquation entre la valeur monétaire et le potentiel agricole des terres.

Depuis la colonisation des Laurentides sous l’influence du curé Labelle, le monde agricole s’est transformé avec l’arrivée du capitalisme, puis de la mondialisation. Passant d’une vocation d’abord vivrière, l’agriculture a acquis un rôle d’activité économique afin de nourrir la population québécoise de plus en plus urbaine et industrialisée. Puis, dans les dernières décennies, elle a perdu de son importance économique au profit de pays possédant une main-d’œuvre corvéable et peu coûteuse ainsi que des normes environnementales permissives, voire inexistantes, leur conférant un avantage comparatif pour produire à moindre coût les aliments que nous produisions autrefois et que nous importons désormais. Si le système de gestion de l’offre a permis de maintenir une souveraineté alimentaire dans certaines productions (lait, œuf, poulet, etc.), les droits de produire se sont concentrés dans les mains d’un nombre toujours plus restreint de fermes en croissance, limitant l’accès à ces productions pour la relève ou la diversification des autres fermes existantes.

Le retour des seigneurs

Les gagnants de cette nouvelle économie mondialisée sont manifestement les nouveaux seigneurs de la zone agricole. Leur richesse leur permet d’acquérir la terre agricole pour la beauté d’un paysage ou pour ajouter à leur portefeuille de placements. Dans le contexte de globalisation et de financiarisation de l’économie, la terre agricole apparaît comme une valeur refuge. Puisqu’il s’agit d’une ressource qui est inévitablement appelée à se raréfier par l’accroissement de la population, les changements climatiques et le manque d’eau, nos terres agricoles seront alors davantage convoitées. On entend d’ailleurs de plus en plus parler d’achat de terres agricoles par des investisseurs étrangers ou par des sociétés d’investissement. S’il faut s’en inquiéter, on devrait également se préoccuper de l’accaparement par des petits investisseurs fortunés qui participent déjà très activement à la pression spéculative dans certaines régions comme les Laurentides.

Autrefois, on pouvait emprunter pour acheter une terre et opérer une entreprise agricole qui générait suffisamment de profits pour rembourser l’hypothèque. Avec l’augmentation de la valeur des terres, certaines formes d’agriculture plus extensives (souvent plus écologiques) deviennent des modèles d’affaires qui ne permettent plus d’acheter une terre agricole. Par conséquent, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il faut exercer un métier non agricole (donc plus payant) pour se payer une terre. Ainsi, la relève est plus que jamais forcée de louer la terre.

Aujourd’hui comme hier, le statut de locataire constitue souvent une entrave au développement économique, mais également à une agriculture plus écologique. Qui irait planter des haies brise-vent ou des bandes riveraines enrichies sur une terre en location ? L’investissement dans la terre tend à rester minimal dans une situation de location, ce qui nuit au développement d’une agriculture dynamique et écologique sur notre territoire.

Cette transformation graduelle dans le mode de tenure des terres agricoles passe totalement sous le radar de la vigilance citoyenne. Dans les milieux de droite, il n’est pas étonnant que personne ne s’offusque du fait de la concentration toujours plus grande de la terre entre les mains de riches propriétaires terriens (sociétés d’investissements ou petits seigneurs locaux) et que les agriculteurs soient de plus en plus contraints à un statut de locataire. L’écart entre les riches et les pauvres, tout comme les relations de pouvoir qu’il engendre, n’est pas perçu comme problématique.

Il est cependant étonnant d’entendre des discours campés à gauche qui prônent des idées libertariennes d’occupation du territoire. On revendique l’assouplissement de la Loi de protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA) pour permettre l’agriculture à temps partiel, l’agriculture dite « autosuffisante », la division de la terre en petites parcelles, etc. Bref, on revendique plus de libertés individuelles au détriment de l’intérêt collectif, sans vision pour l’avenir de notre territoire agricole. Ce discours néglige le fait que les assouplissements qu’il revendique ne serviront pas qu’à de valeureux projets écologiques, mais permettront aussi à davantage de petits seigneurs de posséder la terre agricole. Il est important de rester vigilants et de déconstruire ces discours véhiculés dans certains milieux dits de gauche.

La loi protège

S’il est vrai que la LPTAA complique l’accès à la terre et la construction pour certains projets qui apparaissent bénéfiques à la collectivité, il faut reconnaître que cette même loi empêche aussi plusieurs autres projets qui auraient un effet déstructurant sur le territoire agricole. Il apparaît donc dangereux de jeter le bébé avec l’eau du bain et de prendre des raccourcis menant à une perte de souveraineté de l’agriculture en zone agricole. Combien de pays ont dû faire des révolutions sanglantes pour mener des réformes agraires visant à retirer la terre agricole aux grands seigneurs et grosses sociétés pour la redonner à ses agriculteurs et agricultrices ?

Cela dit, la Loi de protection du territoire agricole adoptée à la fin des années 1970 a certes besoin d’une révision pour s’adapter aux nouvelles réalités (spéculation, accaparement, mondialisation, etc.). Cependant, au lieu de prôner des assouplissements à la loi, la gauche québécoise devrait plutôt favoriser un renforcement de celle-ci pour limiter les dérives qui dépossèdent les agriculteurs des terres agricoles. Parmi les modifications possibles, on pourrait imposer une valeur maximale pour une résidence sur une terre agricole (pour que l’achat d’une ferme puisse être rentabilisé avec des activités agricoles), interdire l’achat de terres agricoles par des fonds d’investissement, limiter la possession de terres agricoles à une superficie maximale par propriétaire (incluant certains agriculteurs qui participent à l’accaparement des terres), surveiller les transactions en zone agricole, créer des fiducies ou d’autres mécanismes visant à extraire la terre agricole de la spéculation foncière, notamment pour permettre des projets agricoles à vocation sociale, rendre la culture obligatoire sur les terres agricoles, donner à la Commission de protection du territoire agricole un véritable pouvoir de sanction, etc.

Si nos lois et nos systèmes de subvention à l’agriculture favorisent un type d’agriculture que nous jugeons néfaste pour notre environnement, il faut adapter ces outils collectifs, mais il faut aussi être prêts collectivement à assumer les coûts liés aux modes de production que nous souhaitons. Il faut faire attention de ne pas exiger des agriculteurs et agricultrices d’ici des pratiques plus écologiques ou éthiques, tout en achetant sans se questionner des produits importés à bas prix et issus de pratiques encore plus dommageables.

La terre agricole devrait être perçue comme une richesse collective au même titre que l’eau, l’air ou la forêt. Par conséquent, on devrait s’inquiéter des changements de propriété foncière qui s’opèrent graduellement, conférant toujours plus de pouvoirs aux individus mieux nantis et aux grandes corporations au détriment de ceux qui cultivent la terre pour nous nourrir.

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