Dossier : Repenser l’alimentation

Gaspillage alimentaire

Un modèle agroalimentaire à revoir

Dossier : Repenser l’alimentation

Marie-Josée Massicotte

Depuis quelques années, l’alimentation est redevenue une préoccupation importante pour la majorité des foyers canadiens, en particulier depuis la crise alimentaire mondiale de 2007-2008. Avec la croissance rapide des prix des aliments de base, les gens sont en effet plus sensibles au gaspillage et cherchent des moyens concrets de contrer ce fléau.

L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que le tiers de la nourriture destinée à la consommation humaine dans le monde est perdu ou gaspillé, ce qui représente plus de 160 kg par an et par habitant ou encore 1,3 milliard de tonnes d’aliments ! [1]

Ainsi, lorsque les analystes affirment qu’on a présentement la capacité de nourrir adéquatement l’ensemble de la population mondiale, et même les 9 milliards d’habitants prévus pour 2050, c’est à condition de procéder à des réformes majeures au sein du système agroalimentaire, entre autres en ce qui a trait à l’accès régulier et à la distribution de nourriture ainsi qu’en réduisant substantiellement le gaspillage alimentaire.

Selon Moisson Montréal, au Canada, ce sont les consommateurs qui gaspillent le plus, en étant responsables de 51 % des pertes, suivis du secteur de la transformation et de l’emballage avec 18 % et des commerçants avec 11 %. Par comparaison, en Europe, les particuliers étaient responsables de « seulement » 42 % du gaspillage en 2010. Sans surprise, dans les pays en développement, c’est surtout au cours de la production, du transport consommateurs doivent augmenter leur budget alimentaire tout en réduisant la qualité des produits qu’ils peuvent se procurer, alors même que les Wal-Mart, Monsanto et Cargill de ce monde font des profits records ?

Les politiques publiques, tant en ce qui concerne le commerce, l’agroalimentaire, les programmes sociaux que l’aide au développement international, doiveet de l’entreposage que les pertes les plus impor­tantes sont enregistrées, en raison du manque d’infrastructures adéquates.

Le coût environnemental du gaspillage

Dans un contexte de crises multiples, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a souligné que l’industrie agroalimentaire est responsable de près de 24 % de la production de gaz à effet de serre (GES). Ainsi, toute production agroalimentaire gaspillée contribue à cette multiplication des GES dont on ne fait que commencer à mesurer les effets écologiques et socioéconomiques. Cela est notable dans le cas des monocultures intensives, qui sont souvent destinées à l’exportation. Elles dépendent largement du pétrole pour le transport, mais aussi pour leur culture : irrigation, machinerie et comme composant d’intrants agrochimiques tels les engrais. Or, ce modèle aujour­d’hui dominant, particulièrement dans les pays fortement industrialisés, est le résultat de politiques de développement, de consommation et de libéralisation du commerce agroalimentaire que plusieurs citoyen·ne·s, mouvements écologistes, petits et moyens producteurs·trices dénon­cent depuis des décennies. L’agro-industrie intensive favorisée au détriment de l’agriculture familiale, de la pêche artisanale ou de la cueillette – plus écologiques – mise en effet sur la productivité maximale à moindre coût afin d’augmenter sa compétitivité et ses profits à l’échelle mondiale.

Ce modèle intensif s’est toutefois traduit, sur les plans socioéconomique, environnemental et culturel, par la perte de biodiversité, la dislocation de communautés rurales ou vivant de la pêche, la migration et la disparition de nombreuses fermes familiales, au Nord comme au Sud, dont plusieurs étaient basées sur une diversité de cultures et des périodes de jachère. Pourtant, ces modèles de production diversifiée à plus petite échelle sont généralement plus respectueux des écosystèmes et plus adaptés aux besoins et priorités des communautés locales.

Pour les petits et moyens producteurs·trices, il faut également souligner à quel point la concentration du secteur agroalimentaire dans les mains de quelques grandes entreprises transnationales a créé des exigences croissantes, elles-mêmes responsables de pertes économiques et de gaspillage de nourriture tout à fait saine pour la consommation humaine. Que l’on pense aux exigences en matière de respect des standards de fraîcheur, de quantité, des délais de livraison en flux tendus, de grosseur, de couleur et de poids ; tous sont des éléments qui permettent aux grandes chaînes agroalimentaires telles que Nestlé, Unilever, Kraft ou autres de rejeter une partie significative de la production agricole qui se retrouve parmi les « invendus » pourrissant dans les champs, ou au mieux, servant à engraisser le bétail et à nourrir la terre. On n’a qu’à penser aux six à sept mini concombres libanais préemballés qui doivent être bien droits tout en se pliant aux exigences du contenant de styromousse ou encore à la grosseur exigée pour les avocats mexicains destinés à l’exportation.

Des pistes de solution

Il y a pourtant des moyens assez simples de rédui­re les pertes de nourriture et, par le fait même, les bouleversements socioclimatiques résul­tant d’une surproduction qui appauvrit trop souvent les sols, contamine les cours d’eau et réduit les revenus des agriculteurs·trices et des travailleurs·euses agricoles. La prochaine fois que vous visiterez votre épicier, expliquez-lui l’impact du gaspillage alimentaire. Exigez que l’on cesse le préemballage, qui entraîne souvent la perte d’aliments au sein des ménages quand les portions sont inadéquates ; le suremballage, qui augmente la production de plastique et autres déchets polluants ; ainsi qu’une réévaluation de leurs multiples exigences commerciales qui répon­dent soi-disant à la demande des consommateurs. Comme diverses études l’ont souligné au cours des dernières années, il y a une demande pour des fruits et légumes un peu moins « parfaits », plus ou moins gros, et en vrac. Il y a également une demande accrue pour les partenariats entre petits producteurs et ménages urbains, ou pour les marchés agricoles qui vendent des produits locaux, frais et de saison.

Individuellement, ce type de changements ne remettra pas en cause la domination des géants de l’agroalimentaire. Par contre, si collectivement plusieurs groupes de citoyen·ne·s et localités dénon­cent les pratiques actuelles liées au gaspillage alimentaire ainsi qu’à la production intensive, la distribution, la transformation et la consommation, il y a des possibilités d’innovations intéressantes et nécessaires qui peuvent être mises en place. De plus en plus de producteurs et de productrices, particulièrement chez les jeunes, semble-t-il, cherchent à adapter leur mode de production et de consommation et favorisent une agriculture diversifiée, basée sur des pratiques plus écologiques et justes. Les communautés et les ménages urbains et ruraux cherchent aussi des voies alternatives afin de mieux se nourrir, modifier leur mode de vie et rédui­re à la fois leurs dépenses, leurs pertes de nourriture et leur empreinte écologique.

Même au Canada et au Québec, où tous les citoyen·ne·s et résident·e·s bénéficient d’un filet de sécurité sociale, qui se détériore certes mais qui persiste, de nombreuses femmes, de nombreux enfants et ménages à faible revenu sont victimes de la faim ou de carences nutritionnelles constantes, ou les deux à la fois. Au lieu de favoriser la charité envers les banques alimentaires, qui peinent à répondre à la demande croissante des gens dans le besoin, ou de mettre en place de nouvelles lois anti-gaspillage (comme en France) qui imposeraient aux supermarchés de donner ou de transformer les aliments invendus (avec certains avantages fiscaux, bien sûr), il est urgent de repenser tout le système agroalimentaire mondial. Pourquoi de si nombreux petits et moyens producteurs ne parviennent souvent plus à joindre les deux bouts et que des milliers de nt mettre en place de nouveaux mécanismes qui appuient une agriculture plus écologique et équitable, adaptée à chaque culture et écosystème, ainsi qu’un accès juste et constant à une alimentation saine et nutritive pour tous et toutes. Pour ce faire, il faudra une large mobilisation citoyenne, ici et ailleurs, afin de dénoncer les multiples effets pervers du système agroalimentaire dominant et appuyer les diverses alternatives existantes qui proposent une exploitation équilibrée des terres arables et des écosystèmes, tout en réduisant les multiples pertes, le gaspillage et les abus tout au long de la chaîne agroalimentaire. Il semble aussi essentiel de développer des voies permettant d’offrir des aliments de bonne qualité à un prix juste tant pour les producteurs que pour les consommateurs, ce qui peut entraîner une réduction des pertes de la ferme à l’assiette et mieux redistribuer la richesse, présentement concentrée dans les mains de quelques très grandes entreprises qui ont de moins en moins de liens avec les réalités quotidiennes des communautés locales où la nourriture est produite ou cueillie !


[1FAO, Pertes et gaspillages alimentaires dans le monde, 2011. En ligne : <http://www.fao.org/>

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur