Dossier : Les classes dominantes au

Qui profite du gaz de schiste ?

Bertrand Schepper

Le 26 janvier dernier, l’association pétrolière et gazière du Québec annonçait l’embauche d’un nouveau président et porte-parole : Lucien Bouchard. Il succède à André Caillé qui demeure sur le conseil d’administration et le conseil exécutif de l’association et qui continuera ses activités de conseiller sénior chez Junex (une entreprise gazière qui possède plus de 6 millions d’acres au Québec). Le retour du dynamique duo de la crise du verglas nous montre une fois de plus l’existence d’une classe dominante spécifique : celle des hauts fonctionnaires qui profitent de leur expérience acquise dans le service public pour passer au secteur privé. L’exemple du gaz de schiste est particulièrement probant puisqu’il démontre bien comment s’opère ce transfert.

1997 à 2006 : l’exploration

En 1997, alors que Lucien Bouchard est premier ministre du Québec, le gouvernement confie le mandat à Hydro-Québec de voir au développement du pétrole et du gaz sur le territoire québécois. Le nouveau PDG d’Hydro-Québec, André Caillé (qui vient de quitter la présidence de Gaz Métro), annonce l’ouverture de la filière Hydro-Québec Pétrole et Gaz. La société d’État commence donc à scruter le territoire québécois à la recherche de bassins gaziers et pétroliers. Elle succède à la Société québécoise d’initiative pétrolière (SOQUIP) qui, par manque de capacité technologique, avait cessé l’exploration en 1994. Cette exploration est évidemment financée à même les bénéfices de la société d’État. De 2001 à 2004, André Caillé tente par tous les moyens d’impulser la construction de centrales électriques alimentées au gaz naturel (on se souviendra du projet du Suroît). Devant l’opposition populaire des résidantes et des groupes environnementaux, la société d’État retire son projet. Face à leurs nombreux échecs dans leurs projets à teneur environnementale et sociale, les gouvernements de Landry et de Charest sont mis devant une évidence  : gérer les ressources naturelles de l’État selon la seule logique du profit peut causer des oppositions qui ralentissent les projets de développement.

2007 à aujourd’hui : l’exploitation

Cette incapacité de passer par le public aura un effet majeur sur la politique de développement gazier au Québec. Alors que nous pouvions croire que les Québécois tentaient de se donner une expertise gazière, le gouvernement libéral fait volte-face en décidant de retirer les droits d’exploitation octroyés à Hydro-Québec pour les offrir gratuitement aux entreprises québécoises Pétrolia, Junex et Gastem.

Junex et Gastem, de petites entreprises dans le monde gazier, seront incapables de réunir suffisamment de fonds pour exploiter le gaz de schiste à brève échéance. Dans le but de réunir des fonds rapidement, ces deux gazières québécoises s’empresseront de vendre à bon prix certains de leurs droits d’exploitation à des multinationales telles que Forest Oil, Questerre et Talisman.

Ainsi, une fois le véritable travail de prospection effectué par Hydro-Québec et la SOQUIP, les gazières québécoises s’enrichissent par la vente et l’exploitation du territoire.

Mais qui contrôle les gazières québécoises ?

Pour bien comprendre la teneur de ce processus, l’étude des trois gazières québécoises s’impose. Tout d’abord, considérons Junex. En plus d’être dirigée par son conseiller sénior et ancien PDG d’Hydro-Québec, André Caillé, la société compte parmi ses cadres Jean-Yves Lavoie, un ancien dirigeant de la défunte SOQUIP. On note encore que le C.A. de l’entreprise Robert Tessier, un autre ancien dirigeant de Gaz Métro qui est aujourd’hui président du C.A. de la caisse de dépôt du Québec, siège sur le Conseil d’administration de l’entreprise.

Gastem, pour sa part, est présidé par son principal actionnaire, monsieur Raymond Lavoie, un ancien ministre libéral. Son principal conseiller est Jean Guérin, un des anciens présidents d’Hydro-Québec Pétrole et Gaz.

Pétrolia, basé à Rimouski, a engagé comme géologue en chef Bernard Granger qui occupait un poste similaire, lui aussi, chez Hydro-Québec Pétrole et Gaz. L’actionnaire majoritaire de Pétrolia est l’entreprise suisse Pilatus, qui est présidée par son unique propriétaire Saeed Yousef. Notons par ailleurs que Pilatus est l’une des entreprises ayant acheté des droits d’exploitation du gaz sur le territoire québécois de Gastem et Junex.

Bien évidemment, ceux qui profitent de cette privatisation détournée sont un ensemble de hauts fonctionnaires proches du pouvoir en place qui ont bénéficié du démantèlement de l’État pour s’enrichir. Une fois qu’Hydro-Québec a assumé tous les coûts, les risques et la formation du personnel nécessaire à l’exploitation du gaz de schiste, de nouvelles entreprises gazières, formées par d’anciens dirigeants du secteur parapublic, ont récupéré les droits d’exploitation. Le stratagème a également permis au gouvernement d’évacuer tout un ensemble de questions sur le rôle de l’État dans l’exploitation de filières énergétiques polluantes en renvoyant les problèmes au secteur privé, dont les décisions ne sont pas aussi transparentes et facilement contestables que celles du secteur public. De plus, les multinationales du pétrole et du gaz ont profité de l’incapacité des classes dominantes locales à rassembler le capital nécessaire pour démarrer l’exploitation de ces ressources. En fournissant les fonds de démarrage, ces intérêts étrangers ont assuré leur mainmise sur une part des bénéfices futurs du secteur des énergies fossiles québécois.  

Au final, lorsque Lucien Bouchard, un ancien premier ministre du Québec et ancien ministre de l’Environnement du Canada, devient la nouvelle figure de proue du gaz de schiste au Québec, il faut être conscient que ce n’est pas un effet du hasard. Sa désignation illustre et confirme tout un système de transfert des ressources du public vers le privé, dans lequel s’activent ardemment d’anciens et d’actuels gros bonnets étatiques en s’assurant que cette opération leur soit personnellement profitable.

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