Les profs à l’école de la grève

No 60 - été 2015

Grève sociale du 1er mai

Les profs à l’école de la grève

Philippe de Grosbois

Après une année d’austérité intensive au Québec, plusieurs appelaient de leurs vœux pour le premier mai 2015 une riposte à la hauteur des attaques. Il est vrai que la mobilisation fut d’une rare ampleur : perturbations et blocages à travers le Québec, plus de 800 organismes communautaires en grève de même qu’un étrange mouvement de débrayage provenant de 30 syndicats de cégeps qui suscite bien des questions.

Dans notre recherche des racines de ce mouvement de grève, on peut identifier un certain nombre d’éléments impor­tants. Il y eut cette prise de position de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), en décembre 2014, en faveur de « l’organisation d’actions autonomes, y compris d’actions de perturbation ». Mais la réflexion sur la grève sociale était aussi bien avancée depuis 2012 chez les profs, qui avaient vécu de près le Printemps québécois et qui en étaient ressortis gal­vanisé·e·s [1].

Plusieurs avaient également en mémoire la tentative de grève sociale en 2004, en opposition à la « réingénierie de l’État » de Jean Charest. En voulant rallier l’ensemble du mouvement syndical, on avait établi un plancher si élevé que le projet de grève sociale d’alors était mort avant même de naître. Avec les années, il est devenu une sorte de fantasme du syndicalisme de gauche : lorsque enfin la base du mouvement syndical aurait vaincu la bureaucratie qui s’acharne à l’étouffer, le Québec connaîtrait son Grand Soir. Ce faisant, l’aile combative du mouvement syndical se retrouvait prise au piège de son propre rêve.

Le Syndicat du Cégep de Sherbrooke dénoue l’impasse

À la fin février 2015, le Syndicat du personnel enseignant du Cégep de Sherbrooke (SPECS-CSN) invite les cégeps à imaginer autre chose : une grève sociale plus modeste dans son ampleur, peut-être, mais plus audacieuse parce qu’elle pourrait véritablement avoir lieu, là, maintenant. Les conditions adoptées en assemblée sont simples. Dix syndicats de la FNEEQ ou 10 syndicats de l’Estrie doivent y participer, et la CSN doit s’engager à appuyer le droit des membres à faire la grève, devant les tribunaux si nécessaire. La CSN certifie l’accès à son Fonds de défense professionnelle s’il devait y avoir pénalités financières pour infraction au Code du travail

Inspirés par l’initiative de Sherbrooke et par un récent jugement de la Cour suprême canadienne qui fait de la grève un droit constitutionnel [2], plusieurs syndicats d’enseignant·e·s de cégeps convoquent des assemblées de grève dans les semaines suivantes. L’expansion du mouvement envoie un signal de combativité au gouvernement Couillard, mais aussi à la direction politique de la CSN elle-même, qui à plus d’une reprise manifeste une étrange gêne devant une telle effervescence. À la mi-mars, Jacques Létour­neau, président de la CSN, évoque des votes dans « un ou deux cégeps », prenant soin de spécifier que « ça ne veut pas dire pour autant que ces syndicats iront véritablement de l’avant [3] », et ce, alors même que le mouvement prend de l’élan. Quelques semaines plus tard, dans un billet intitulé « La grève [4] », Létourneau « salue l’en­gagement » de « certains syndicats affiliés », tout en spécifiant que les conditions optimales ne semblent pas au rendez-vous. Un extrait de ce billet a d’ailleurs été lu par un enseignant contre la grève dans un syndicat qui perdit son vote de peu. Avec de tels appuis...

Qu’à cela ne tienne, le 8 avril, le plancher de 10 syndicats est atteint : la grève sociale aura lieu. Au final, c’est 30 syndicats de profs de cégeps (26 de la FNEEQ-CSN, 4 de la Fédération des enseignantes et enseignants de cégep, la FEC-CSQ) qui se dotent d’un mandat semblable à celui des enseignant·e·s de Sherbrooke.

Papa Blais n’est pas content

Mardi 28 avril, le Comité patronal de négociation des Collèges (CPNC) dépose une demande d’ordonnance à la division des services essentiels de la Commission des relations du travail (CRT), soutenant que cette grève d’une journée porte préjudice aux étudiant·e·s (étrangement, la direction du collège de Rosemont n’a pas vu de préjudice aux étudiant·e·s lorsqu’en pleine fin de session, elle a suspendu six enseignant·e·s qui avaient participé aux activités de grève). Cette démarche juridique revancharde sent le ministère de l’Éducation à plein nez : la plupart des directions locales, qui doivent elles aussi composer avec les compressions austéritaires du gouvernement Couillard, avaient conclu des ententes avec les syndicats en grève. Elles sont rentrées à la maison lorsque Papa Blais a élevé la voix ; d’ailleurs, aucune n’était présente à l’audience de la CRT. Le 30 avril, la Commissaire donne raison au CPNC, sans toutefois renvoyer la question à la Cour supérieure, ce qui exclut la possibilité d’outrage au tribunal. Par contre, des injonctions ne sont pas impossibles pour des syndicats qui appelleraient à défier l’ordonnance.

Forcés de réagir rapidement, et confrontés à des messages contradictoires de leur fédération, les syndicats locaux optent pour diverses stratégies. Certains exécutifs prônent le respect de l’ordonnance ; la grève sera parfois rendue effective par des membres. D’autres exécutifs ne voient cependant pas de raison de revenir sur le mandat de grève. Plusieurs syndicats ont pu convoquer des assemblées d’urgence en soirée ou se réunissent informellement à 6h30 le matin du 1er mai, dans le stationnement du cégep, pour décider de la voie à suivre. Certains choisissent de défier, d’autres de rentrer. Pour quelques syndicats, une levée de cours votée par les étudiant·e·s facilite la tâche. En tout et pour tout, une dizaine de syndicats ont été en grève le 1er mai 2015.

Réapprendre la grève

Si la répression juridique de la grève sociale enseignante est outrageante, elle n’est pas surprenante pour autant. Le mouvement a pris forme en opposition aux politiques d’austérité, mais également dans une optique d’élar­gissement du droit de grève. La journée était imparfaite, incomplète, improvisée par mo­ments, parce qu’elle était aussi un exercice. Les syndicats locaux ont dû réapprendre à faire grève, non seulement parce qu’ils ne l’avaient pas fait depuis dix ans, mais aussi parce que les profs ont choisi de sortir des sentiers trop balisés et hyper-réglementés de la grève qui se tient dans le cadre de la négociation d’une convention collective.

Comme les étudiant·e·s depuis 2012, les profs se sont questionnés sur les aspects les plus élémentaires d’une grève, ceux qu’on tient pour acquis dans le contexte d’une grève encadrée par le Code du travail : fermeté d’un piquet de grève, ripostes possibles à la répression juridique, alliances externes… même le recours à l’antique chaîne téléphonique est revenu à l’ordre du jour. Contrairement à la dernière grève étudiante cependant, le climat répressif dans lequel s’est tenue cette journée de grève est le signe d’une avancée et non d’un recul, puisque comme le disait Rosa Luxemburg, c’est en bougeant qu’on remarque les chaînes. Alors que les négociations du secteur public se tiennent désormais sous l’épée de Damoclès d’une loi spéciale, il est temps d’expérimenter en vue de reconquérir, pouce par pouce, par essais et erreurs, notre droit de grève. À suivre, on l’espère : le cours Grève 101 est ouvert à qui veut bien apprendre.


[1Voir Philippe de Grosbois et Anne-Marie Le Saux, « Profs contre la hausse – Le renouvellement de l’action politique enseignante », À bâbord !, no 46, octobre-novembre 2012.

[2Voir Léa Fontaine, « De grève du travail à grève sociale ? – Le droit de grève consacré constitutionnellement », À bâbord !, no 59, avril-mai 2015.

[3Louise Leduc, « Les syndicats excluent la grève illégale », La Presse, 18 mars 2015.

[4Jacques Létourneau, « La grève », Refusons.org, 24 mars 2015.

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