Dossier : Les nouveaux habits (…)

Dossier : Les nouveaux habits de l’impérialisme

Le Nous est un Autre

Michel Sancho

L’histoire des frontières est une histoire relativement récente. Sous les empires, le principe des frontières était plutôt flou, certaines populations n’ayant même pas conscience d’y appartenir. Les lignes entre empires étaient mouvantes, souvent même indéterminées.

Les guerres d’avant l’État-nation étaient des guerres entre rois. L’ascendance divine était le motif utilisé pour mobiliser les troupes à conquérir de nouveaux territoires. La motivation des populations à batailler pour le roi n’était pas nécessaire, la peur de la colère divine suffisait. La nécessité de la motivation arriva plus tard avec l’Individu et la modernité. La constitution d’un Autre commence à cette époque. Cet Autre était alors celui qui nous empêchait d’accéder aux territoires et aux ressources, ou qui servait d’autres rois. Or, il n’était pas encore construit comme un Autre radical.

Lors de l’avènement des États-nations, nous sommes donc passés des conquêtes qui n’impliquaient pas la création d’un Autre à la guerre entre Nous et l’Autre et aux durcissements des frontières. Il fallut que les États-nations se stabilisent autour de républiques et que le complexe militaro-industriel se développe pour que les guerres impériales, devenues essentielles pour le développement économique, nécessitent aussi l’invention et la solidification d’un Nous. En ne mourant plus pour le roi ou pour Dieu, il fallait bien mourir pour autre chose. L’État-nation devenait cette nouvelle raison de vivre et de mourir. Une nouvelle forme d’impérialisme émergea, un impérialisme nationaliste.

L’émergence de la nation

Ainsi, au tournant du 18e siècle, les nations modernes sont devenues les premiers vecteurs de mobilisation et de construction identitaire. Avec l’appareil étatique, les classes dominantes ont créé de toutes pièces des traditions nationales et un imaginaire communautaire ainsi que des institutions faites pour les diffuser et les faire accepter. Les populations se sont alors regroupées autour du projet guerrier et ont abandonné leurs dialectes et leurs traditions régionales, qui étaient davantage ancrés dans une pratique réelle que les grands récits nationaux qui ont émergé à cette époque.

L’Autre est devenu celui qui possédait ce que l’on ne possédait pas. Il fallait donc l’éliminer pour prendre sa place et, pour ce faire, il fallait le déshumaniser. L’Autre est devenu le monstre, le sauvage anthropophage, le barbare barbu, le non-humain que l’on peut réduire à l’esclavage. La construction du corps de l’Autre dans une altérité essentialisée en a fait des corps indignes, des corps qui ne méritent pas de protection, qui n’ont pas le droit de porter des armes et de se défendre, mais qui sont paradoxalement des corps toujours dangereux. Violent, viril, autant surhumain qu’animal. L’Autre est un danger permanent avec cette virilité surhumaine qu’on lui prête et que l’homme occidental pense avoir perdu dans ses fantasmes masculinistes. Ce fantasme de la virilité perdue construit le racisme nécessaire à la diabolisation de l’Autre.

Un troisième impérialisme culturel émerge alors pour permettre d’assimiler l’Autre et de le transformer en Nous, il se diffuse par les médias et les productions culturelles. Il se déploie économiquement en assimilant les différences et les spécificités locales ainsi qu’en instituant la grande convergence autour de la modernité occidentale.

La colonisation du monde

L’impérialisme n’apporte plus la parole de Dieu, il apporte la démocratie. Il se sert à la fois de la création de l’Autre pour justifier de le rendre pareil au Nous tout en expliquant son rejet par son incapacité à le devenir.

À travers la constitution de cet Autre, l’État-nation devient une protection contre la mondialisation économique et l’impérialisme néolibéral en imposant un modèle unique : le modèle de la performance, de l’individu, de l’homo œconomicus rationnel. Voilà la vision du Nous qui nous est proposée.

Or, l’État-nation ne peut pas nous protéger, il ne peut que nous enfermer. Ses murs sont friables et ne protègent que les riches.

Ces murs que l’on construit empêchent cet Autre de rentrer, mais nous empêchent également de sortir. Ils sont des protections autant que des prisons. Nous séparer de l’Autre, c’est aussi nous séparer de nous-mêmes, car nous ne sommes rien sans l’Autre. L’Autre permet au Nous de se dépasser, de rester vivant, d’évoluer et de sortir de nous-mêmes, de cet enfermement narcissique et identitaire. L’Autre, c’est le miroir du Nous en perpétuel mouvement.

Les murs ne peuvent nous protéger, ils protègent les riches des afflux de pauvres d’autres nations que les guerres des riches ont fait fuir, que la consommation des riches a fait quitter, que la pollution des riches a fait étouffer. Les murs ne protègent que les riches qui transforment tout en Autre, les pauvres d’ici et d’ailleurs. Nous voulons des fenêtres, nous voulons des tas de fenêtres et presque pas de murs, comme le chantait Brel. Nous voulons être des autres pour nous-mêmes et que les autres soient parmi nous.

Nous vous laissons les enfermements identitaires et politiques.

Nous est un Autre.

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