La machine à écraser les droits sociaux

No 68 - février / mars 2017

Travail

La machine à écraser les droits sociaux

Hans Marotte, Carole Yerochewski

Au courant de 2016, le gouvernement Trudeau a modifié la réforme de l’assurance-chômage qu’avait mise en œuvre le gouvernement Harper. Mais il n’a pas touché au Tribunal de la sécurité sociale, lui aussi pensé par Harper au nom d’une simplification des procédures d’appel. Or, la machine créée par les conservateurs se révèle d’une redoutable efficacité pour décourager les chômeurs·euses de faire valoir leurs droits contre l’avis de la Commission (gouvernementale) pour l’assurance-emploi.

C’est en 2012 que le gouvernement Harper a glissé dans un projet de loi mammouth une réforme de l’assurance-emploi qui pénalisait fortement les travailleuses et travailleurs précaires et saisonniers. Elle introduisait une catégorisation des personnes au chômage auxquelles étaient imposées des obligations différentes en matière d’emploi convenable – la ou le prestataire dit fréquent devant accepter dès la 7e semaine de recherche d’emploi n’importe quel travail payé à 70% de son ancien salaire. Un peu partout au Canada, et en particulier au Québec, de vastes mobilisations avaient eu lieu contre « le saccage de l’assurance-chômage » qui visait à niveler par le bas le marché du travail.

À l’époque, pratiquement seuls les mouvements de défense des droits des chômeurs·euses se sont inquiétés d’une réforme concomitante concernant les procédures de révision et d’appel des décisions de la Commission pour l’assurance-emploi ; un organe normalement tripartite, qui comprend un·e représentant·e des travailleurs·euses, du patronat et du gouvernement, mais qui, tel que codifié, est dans les faits dirigé par le commissaire nommé par le gouvernement.

Renoncer avant même de faire appel

On sait aujourd’hui que les craintes au sujet de ce Tribunal de la sécurité sociale (TSS) étaient non seulement fondées, mais même timides par rapport à la réalité. Le nouveau système, qui remplace toutes les structures juridiques existantes pour faire valoir ses droits à l’une ou l’autre des mesures sociales gérées par le fédéral (assurance-emploi, régime des pensions et sécurité de la vieillesse), a réussi en deux ans – entre 2012-2013 et 2014-2015 – à faire chuter les demandes d’appel des chômeurs·euses de plus de 82% (de 19827 demandes à 3560) et à réduire de 74% les appels portés devant le juge-arbitre (de 1621 à 427 appels, dont 195 rejetés)  [1].

Si les chômeurs·euses sont d’entrée de jeu découragés de faire valoir leurs droits, c’est parce que les démarches se sont tellement complexifiées et les délais tellement allongés que la plupart ne peuvent imaginer s’engouffrer dans ce long processus : au lieu de 50 jours, c’est, selon les données réunies par le Mouvement Action Chômage (MAC) [2] et le MASSE, entre 250 et 340 jours, voire plus d’un an, qui peuvent s’écouler entre le moment où la personne au chômage a connaissance d’une décision négative et celui où elle obtient une réponse en appel de la part du TSS ou du juge- arbitre. Pendant ce temps, le chômeur ou la chômeuse ne perçoit rien. Beaucoup renoncent d’emblée et se tournent vers le premier boulot qui se présente, même s’il procure parfois moins de 70% de l’ancien salaire.

Les données disponibles montrent d’ores et déjà que cette réforme des procédures de révision et d’appel « loin de favoriser l’accès à des prestations d’assurance-emploi » organise en fait « le non- recours aux droits et aux prestations [3] ». Ce phénomène s’est amplifié avec ce qu’on peut appeler l’« informalisation » de l’État : au lieu d’établir des règles à visée universelle limitant la marchandisation du travail, les États occidentaux participent depuis 30 ans à l’organisation du laisser-faire pour gérer les contradictions entre les nouvelles formes d’accumulation du capital et les anciennes régulations.

La juxtaposition des termes d’organisation et de laisser-faire peut paraître paradoxale quand on ne voit l’informalité que comme la marque d’un sous-développement associé aux pays du Sud, mais la notion de déréglementation ou de retrait de l’État utilisée au Nord fait oublier que le pouvoir d’État – c’est-à-dire sa violence légitime – est en fait approprié par une minorité politique pour être mis au service d’un projet néolibéral.

Une désorganisation planifiée

À ce titre, il est important de souligner, au moment où le gouvernement libéral fédéral bénéficie encore du glamour accompagnant Justin Trudeau, que le maintien du TSS n’a rien d’un détail : il s’avère être un moyen d’affaiblir les droits sociaux au moins aussi redoutable que la catégorisation des chômeurs·euses décidée par Stephen Harper (mais proposée déjà dans le rapport Axworthy remis en 1994 au premier ministre Jean Chrétien).

Il n’est d’ailleurs pas fortuit qu’à la même période où le TSS vient remplacer les anciens processus d’appel pour les trois programmes sociaux canadiens, le gouvernement Couillard décide de réunir en une seule entité, la CNESST, trois juridictions auparavant distinctes sur les normes du travail, l’équité salariale et la santé et sécurité au travail.

S’il s’agit de faciliter l’accès à des droits – et non de mettre en œuvre cette vieille lune néolibérale portée de tout temps par les lobbies patronaux de « simplifier », c’est-à-dire de défaire l’encadrement « ou d’informaliser les pratiques entrepreneuriales –, pourquoi continuer à confier à des juges des dossiers aussi différents qui réclament chacun une connaissance à la fois pragmatique et pointue ? Faut-il s’étonner que les décisions rendues notamment aux chômeurs·euses soient mal ficelées ? Et pourquoi ne pas réembaucher des agentes et agents administratifs ? Dans le cas de l’assurance-emploi, l’excessif allongement des délais et l’arbitraire des décisions sont en effet alimentés par les conditions dans lesquelles ces agent·e·s travaillent : ils et elles sont surchargés (au moins 2000 postes ont été supprimés depuis 2012), disposent d’un guide d’interprétation de la loi particulièrement fantaisiste et doivent atteindre des quotas de prestations à récupérer – une pratique qui ne date d’ailleurs pas de Harper, mais du gouvernement libéral de Jean Chrétien.

Le gouvernement de Justin Trudeau, qui nous a promis des « voies ensoleillées », comprendra-t-il que celles-ci passent notamment par la réinstauration d’un véritable système d’appel digne d’un pays comme le Canada ?


[1Voir l’excellente brochure réalisée par le Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi (MASSE). Le Tribunal de l’insécurité sociale, une atteinte aux droits et à l’accès à la justice ». Disponible en ligne : www.lemasse.org

[2C. Yerochewski et H. Marotte, « L’informalisation du recours à la protection sociale au Canada : le cas des réformes de l’assurance-chômage et du nouveau Tribunal de la sécurité sociale », Lien social et Politiques, no 76, 2016. Disponible en ligne.

[3M-H Arruda, S. Corriveau et M. Gallié, « La réforme de la Loi sur l’assurance-emploi : l’organisation du non-recours aux droits et aux prestations », MASSE et Service aux collectivités UQAM, octobre 2014.

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