Audisme et discrimination au travail. L’histoire d’une précarité

Dossier : Quel avenir pour le (…)

Dossier : Quel avenir pour le travail ?

Audisme et discrimination au travail. L’histoire d’une précarité

Anne-Marie Buisson

Malgré le nombre grandissant d’entreprises se voulant inclusives ainsi que le besoin criant de main-d’œuvre, les Sourd·e·s peinent à intégrer le marché du travail ou sont généralement appelé·e·s à occuper des emplois précaires.

Les discriminations systémiques envers les personnes sourdes ou malentendantes et les oppressions ordinaires vécues sur le marché du travail sont enracinées dans l’histoire de la communauté. En dépit de leur fréquente surqualification, on les enjoint continuellement à prouver leur capacité à fonctionner malgré leur « handicap ».

L’audisme se caractérise d’abord par l’infériorisation des personnes sourdes ou malentendantes, le retrait de leur pouvoir décisionnel et la consécration de la supériorité des entendant·e·s. Cette discrimination dans le domaine de l’emploi repose sur un processus qui n’est pas nouveau. Dès la fin du 19e siècle, il s’est opéré une ségrégation dans la sphère du travail, les Sourd·e·s étant confinées dans certains emplois manuels qui étaient « appropriés » pour elles, les excluant de nombreux domaines.

L’audisme, c’est ensuite la croyance selon laquelle les personnes sourdes ou malentendantes doivent se conformer et s’adapter aux structures de la société audiocentriste le plus « normalement » possible en pratiquant la lecture labiale ou en profitant des technologies médicales permettant de « surmonter le handicap », voire de le « réparer ». Les employeurs redoutent les investissements non rentables engendrés par l’adaptation des postes de travail (alors qu’il s’agit d’investissements minimes et subventionnés) ainsi que le recours à des interprètes. Plus fondamentalement, cette discrimination repose sur de forts préjugés selon lesquels les Sourd·e·s seraient « moins rapides d’esprit », qu’ils et elles n’ont pas accès à une langue entière leur permettant de bien comprendre les consignes. À compétences égales, l’entendant·e est favorisé·e.

Pourtant, la surdité n’empêche pas la communication. Les stratégies développées par les Sourd·e·s sont efficaces et peu coûteuses. Elles requièrent néanmoins effort, ouverture et bonne volonté de la part des employeurs et des employé·e·s. L’audisme ordinaire (soupirs d’impatience, roulements des yeux, etc.) vécu par les personnes sourdes ou malentendantes en milieu de travail contribue de façon significative à l’augmentation de leur détresse psychologique.

Provoquer des changements

L’Enquête sur la formation et l’emploi en déficience auditive au Québec, publiée en 2006, rapporte que leur taux d’occupation en emploi était de 53% seulement. Les revenus annuels d’une majorité d’entre elles se situaient entre 12000$ et 24999$. De plus, la moitié des femmes sourdes en emploi touchaient un salaire de moins de 15000$ par année [1]. Fait intéressant : en 1998, celles travaillant à leur compte ne représentaient que 6 % des personnes sourdes ou malentendantes actives sur le marché du travail. Ce nombre a augmenté à 22 % en 2015 [2] grâce aux opportunités de carrière engendrées par l’avènement d’Internet [3], leur permettant de développer leurs entreprises dans la communauté et d’avoir son soutien.

Parallèlement, les Sourd·e·s ont cessé de vouloir convaincre les employeurs de leur capacité et ont arrêté d’attendre l’aide des gouvernements pour la création d’emplois accessibles. La communauté sourde est ainsi devenue, au fil des ans, un important vecteur d’emplois dans le domaine de la vente et de services, mais aussi dans le milieu communautaire où se rejoignent militant·e·s et artistes.

En juillet 2019 entrait en vigueur le projet de loi fédérale C-81 sur l’accessibilité universelle. Même si la loi devrait en principe favoriser l’intégration des personnes sourdes ou malentendantes en emploi, beaucoup de chemin reste à parcourir pour contrer l’audisme. Certes, il existe divers organismes d’aide à l’emploi et des programmes d’employabilité. Si ces organisations favorisent l’intégration des Sourd·e·s au marché du travail, les salaires offerts pour les emplois obtenus tendent à les maintenir en situation de précarité. Pour sortir de cette précarité, ils et elles ont très certainement intérêt à s’organiser par et pour elles-mêmes.


[1Martin Bergevin et Dominique Pinsonneault, Enquête sur la formation et l’emploi en déficience auditive au Québec, Montréal, Centre québécois de la déficience auditive, juin 2006, p. 205.

[2Enquête menée auprès de 365 Sourd·e·s canadien·ne·s sous la supervision du statisticien en chef à la retraite de Statistique Canada.

[3Association des Sourds du Canada, « L’emploi et l’employabilité », 3 juillet 2015. En ligne : http://cad.ca/fr/dossiers-sur-la-surdite/lemploi-et-lemployabilite/.

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