La grande phobie de la violence

No 76 - oct. / nov. 2018

Manifestations et rassemblements populaires

La grande phobie de la violence

Claude Vaillancourt

Choisir les actions non violentes, qui vont des grandes manifestations à la désobéissance civile, ou préférer l’action directe, qui ne craint pas toujours d’utiliser la violence pour se faire entendre. La première est jugée acceptable par l’opinion publique, alors que la seconde est sévèrement condamnée. Et si les choses n’étaient pas aussi simples ?

Le niveau de tolérance face à toute forme de violence est aujourd’hui très bas. Ce qui est une remarquable avancée de notre civilisation. Peut-être n’avons-nous jamais vécu dans un monde à ce point pacifié, du moins dans les riches pays occidentaux. Toutes et tous profitent de cette avancée : les villes sont plus sécuritaires, les minorités et les personnes plus vulnérables sont mieux protégées.

Il n’est pas question, bien sûr, de remettre en cause ce progrès considérable. Cependant, le rejet viscéral de toute action violente dans les manifestations peut avoir des conséquences dans l’opposition au pouvoir politique et économique et être instrumentalisé par ce même pouvoir. La stigmatisation aveugle de la violence, en cherchant à s’appuyer sur le consensus de la non-violence, peut aussi permettre le maintien d’un ordre autoritaire en faisant l’impasse sur les principes d’une démocratie véritable, dont un authentique droit à la liberté de conscience et d’expression.

Refuser de comprendre

La condamnation systématique d’une violence reliée à des mouvements de protestation permet d’abord d’éviter d’en comprendre les motifs. Comme cette violence est nécessairement mauvaise, elle ne demande pas à être expliquée, analysée. Elle doit être dénoncée et punie, rien de plus ; les gens au pouvoir peuvent ainsi se déresponsabiliser et éviter de remettre en question leurs politiques. Pourtant, cette violence populaire est souvent la résultante d’une violence première qui est d’un autre ordre – économique, institutionnel ou bureaucratique – certes moins spectaculaire puisqu’elle fait rarement la manchette, mais nettement plus dommageable qu’une vitrine fracassée.

Par exemple, les mesures d’austérité du gouvernement Couillard ont été très dures pour les populations privées de services essentiels et de programmes sociaux, abandonnées dans une misère et un isolement souvent croissants. Il est alors attendu de la population qu’elle accepte paisiblement ces atteintes, qu’elle ne monte pas la voix, qu’elle s’exprime, s’il le faut, posément et pacifiquement. Ces personnes sont victimes d’un manque désolant d’empathie et éprouvent de grandes frustrations. Mais on considère inacceptable qu’elles soient en colère. Certes, la violence est toujours déplorable. Mais si on la déteste tant, pourquoi adopter des politiques qui causent la paupérisation et alimentent le ressentiment des gens ?

Cette situation atteint son comble en Palestine, alors qu’un peuple tout entier est emprisonné, contenu par les armes et le mépris, et que la moindre réaction violente (réelle ou fantasmée) face à cette situation est considérée comme un acte terroriste. Dénoncer la violence devient dans ces cas comme dans d’autres un moyen de détourner l’attention et crée un dangereux basculement : ce sont les victimes, incapables de se contrôler, qui deviennent les coupables.

En outre, la condamnation sans appel de la violence par les médias et les gouvernements ne permet pas de distinguer une échelle des actes violents. Ainsi, bloquer un pont, occuper un bureau, commettre un acte de vandalisme mineur – ce qui fait en vérité bien peu de mal – se transforme en atteintes inacceptables. Ces actions sont dénoncées avec rage dans les médias, comme s’il s’agissait d’offenses gravissimes. Pourtant, elles sont à des milles de véritables attentats terroristes barbares qui s’en prennent à la vie humaine.

Le journaliste Pierre Foglia a bien décrit ce type de situation dont on évacue toute complexité : « La violence sociale a moins à faire avec la fureur des manifestants qu’avec la surdité du pouvoir. On commence par crier pour qu’il entende. Il n’entend jamais la première fois. Ni la deuxième. Ni la dixième. La centième fois, une vitrine vole en éclats. C’est pas bien. Mais c’est pas si grave non plus  [1]. »

Un poids, deux mesures

La condamnation de la violence est le plus souvent à sens unique. Dès qu’elle est commise par le pouvoir légitime, elle est acceptée ou faiblement dénoncée. Même quand elle atteint des niveaux élevés. Par exemple, après le sommet du G20 de 2010, il a fallu attendre de longs mois et plusieurs procès avant que la police de Toronto soit condamnée pour des arrestations massives et arbitraires, des conditions de détention déplorables, de la violence gratuite contre les manifestant·e·s. Au moment où tout cela se produisait, le discours public restait étonnamment silencieux et se dressait même contre l’ensemble des manifestant·e·s.

À l’opposé, l’obstination avec laquelle on a demandé à Gabriel Nadeau-Dubois de dénoncer les actes de violence pendant la grève étudiante en 2012 est un bel exemple de tentative d’élimination d’un porte-parole populaire et encombrant. Une réponse claire de Nadeau-Dubois à ce sujet aurait nécessairement entraîné son discrédit : approuver la violence aurait fait de lui un paria pour les médias et le gouvernement ; et la condamner ne lui aurait pas permis de respecter le mandat que lui avait confié son association étudiante, ce qui lui aurait fait perdre sa fonction. Le leader étudiant a eu l’habileté de ne pas tomber dans le piège tendu contre lui. Pendant ce temps, le premier ministre Jean Charest n’avait que deux mots en bouche pour qualifier les actions du mouvement étudiant, très souvent victime de brutalité policière : « violence et intimidation ».

En 2017, le mouvement indépendantiste catalan a quant à lui réussi l’exploit d’éviter toute démonstration violente, ce qui aurait discrédité une cause pourtant fondamentalement juste. Le chef de file du mouvement indépendantiste catalan, Carles Puigdemont, arrêté en Allemagne après avoir fui la justice espagnole, a évité l’extradition pour rébellion parce que les violences commises par les indépendantistes pendant le référendum sur l’autodétermination de la Catalogne n’étaient pas d’une « ampleur suffisante », selon le droit allemand. Par contre, les violences commises par le gouvernement espagnol, nettement plus importantes, n’ont jamais fait l’objet d’un blâme sérieux ou d’une menace de condamnation par les institutions européennes.

Ainsi, le pouvoir a bien compris que la population est aujourd’hui devenue très allergique à toute forme de « violence » contestataire et a eu tôt fait d’instrumentaliser cette réaction épidermique dans l’opinion publique. La « violence » des manifestant·e·s devient aussi pour la police l’occasion idéale de mettre fin aux protestations. Dès qu’elle se déclenche, la répression permet souvent de libérer la place publique de la masse des opposant·e·s, sans distinction. J’ai été témoin à quelques reprises de provocations sciemment lancées par la police afin de susciter la colère – celle des manifestant·e·s ou celle des médias – et de déclencher des actes de violence qui justifieraient un grand nettoyage. Ces tactiques sont particulièrement honteuses dans un supposé État de droit.

Le piège de la division

Pour éviter ces dérives, selon plusieurs, la solution va de soi. Pourquoi ne pas se contenter d’entreprendre uniquement des actions non violentes qui iront chercher la sympathie du public ? Celles-ci ne sont cependant pas aussi aisées à organiser qu’on le croirait. Elles demandent très souvent plusieurs mois de préparation, de nombreuses réunions, des militant·e·s organisé·e·s, dont la disponibilité est souvent limitée, puisque ces personnes sont déjà débordées de travail dans leurs tâches usuelles. Il faut aussi de l’argent pour préparer le tout, alors que les organisations concernées sont très souvent fauchées. Certaines d’entre elles ont vu leur budget réduit par les mesures d’austérité. Et encore, les commentateurs de droite les accusent de se servir de deniers publics pour semer le désordre.

La condamnation systématique de la violence est devenue un instrument très efficace pour semer la division dans le mouvement social. La violence devient tellement inacceptable (tout en étant bonne pour hausser les cotes d’écoute) que, même minime, elle accapare toute l’attention. Parce qu’ils ne s’entendent pas au sujet de la place à lui accorder, les partisan·ne·s de l’action directe et de la non-violence se sont opposé·e·s à de nombreuses reprises, comme s’ils étaient des adversaires. Ce qui permet au véritable adversaire, celui contre lequel on devrait s’unir, d’avancer encore plus facilement dans ses projets.

Afin d’éviter les conflits dans les mouvements sociaux, on a tenté de promouvoir le concept de « diversité des tactiques », qui permettrait à chacun de choisir la stratégie qui lui convient dans des espaces circonscrits. Il faut admettre que, le plus souvent, elle a plutôt mal fonctionné : l’action non-violente fait souvent les frais des actions « violentes ». Et cela non seulement à cause de la police, qui fait rarement la différence dans la masse des manifestant·e·s lorsqu’elle les réprime, mais aussi parce que la violence capte toute l’attention, ramène à elle tout le débat. Elle devient une obsession ; elle fait écran aux revendications et aux discours des manifestant·e·s qu’on cesse alors d’entendre. Les médias ne cessent de harceler les militants pour qu’ils dénoncent la violence, ce qui les met dans une situation particulièrement inconfortable. Il n’existe plus alors qu’une seule tactique, celle des individus dont les actions sont les plus spectaculaires.

La rencontre du G7 en juin dernier a montré à quel point la violence fantasmée des manifestant·e·s est devenue dans la ville de Québec une phobie collective. Et cela, même si le sommet se tenait à 140 kilomètres de là ! On craignait des actes de vandalisme. Pour quelques dommages, anticipés dans un climat d’hystérie, on a mobilisé inutilement des forces policières en quantité inimaginable, alors même qu’aucun indice sérieux ne laissait présager un dangereux déferlement de casseurs assoiffés de violence gratuite. Cette folie a grandement restreint la liberté d’expression de la population, par une surveillance policière excessive et par l’effet d’intimidation qui en a résulté. Elle a coûté plus de 600 millions $ aux contribuables.

L’obsession provoquée par la violence des manifestant·e·s est si importante qu’elle pourrait même se tourner contre l’auteur de cet article. Ne suis-je pas, en ce moment même, en train de la justifier et de la promouvoir, plutôt que d’essayer tout simplement de la comprendre et de réfléchir à ses enjeux ? Pour me pardonner, ne dois-je pas faire une ferme déclaration de pacifisme ? Je ne devrais pas, par provocation. Mais c’est ce que je suis pourtant, en toute sincérité, un individu profondément, viscéralement, pacifiste et non-violent. Est-ce là une raison pour réduire le débat à une réalité simple et manichéenne ?

Portfolio


[1Pierre Foglia, « Qu’avez-vous appris au juste ? », La Presse, 12 mars 2005, p. A5

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