L’internationale de l’indignation

No 42 - déc. 2011 / jan. 2012

Social

L’internationale de l’indignation

Myrna Chahine

Le mouvement de contestation qui a cours un peu partout dans le monde occidental depuis 2001 est-il à l’image des idoles qu’il veut détrôner  ? S’inspirant des manifestations de protestation du « printemps arabe  », divers regroupements de citoyenNEs se sont multipliés à travers le monde. Or, la réalité des peuples des pays occidentaux est sans commune mesure avec celle des peuples des pays arabes.

Quiconque est issu d’une biculture pourra témoigner aisément de la distorsion qui existe dans les rapports inégalitaires caractérisant la vie sociale, politique et économique de pays comme la Tunisie, l’Égypte ou la Lybie. Il est, en ce sens, étonnant que ces peuples aient pu en supporter tant et pendant si longtemps. Il n’en va pas de même dans la plupart des pays occidentaux. Et même si dans plusieurs d’entre eux, y compris la France ou le Canada, les élections ne sont devenues qu’une manière de cautionner des oligarchies, on ne peut faire de rapprochement sérieux entre les types d’abus et le niveau de vie des citoyennes de ces pays et ceux des pays arabes. Comment alors comprendre le mouvement des indignés comme un ricochet des « révolutions arabes  » ?

Un ou des mouvements ?

S’agit-il d’un soubresaut de dignité de citoyens ordinaires qui, après avoir été terrifiés par le pire dont on les avait persuadés que les Arabes étaient capables, sont désormais inspirés par le mieux dont ils sont aussi capables ? En Occident, les dirigeants, sans doute inspirés par Machiavel, se sont dotés de Chartes des droits de l’homme qu’ils respectent afin de concilier leur soif de pouvoir avec la légitime défiance d’un peuple face à leur désir de domination. La culture arabe, elle, qui est restée en bonne partie imperméable à plusieurs des idées et des principes de la Révolution humaniste (et aux courants féministes et anti­cléricaux), a pu traverser les siècles avec le même esprit aristocratique qui a présidé à toutes ses orientations politiques et sociales.

Les hommes et les femmes sont dès la naissance limités à un nombre de possibilités de vies restreint en fonction de leur statut social. Cette structure basée sur le favoritisme, le népotisme et l’inégalité des chances, consolidée par le cloisonnement des classes sociales, bien qu’occasionnellement déplorée par quelques progressistes, est surtout cautionnée par la tradition, l’État et parfois les différents systèmes religieux en place. Si dans les pays arabes, où les protestations ont entraîné la chute des régimes, le peuple ne supporte plus que le pouvoir et les privilèges qui l’accompagnent soient réservés à une élite, en Occident le temps est terminé où l’on acceptait docilement que la plus grande part des richesses soit détenue par quelques-uns. C’est, souhaitons-nous, le message à entendre.

Dans les pays arabes, les révoltes ont mené, pour le moment, à un résultat tangible : la chute des dirigeants en place. La principale raison de cela nous semble être que les insurgés, dès les débuts, avaient identifié un responsable : le système. Et nous nous demandons encore si la démocratie, entendue au sens véritable du terme, a des chances de succès dans ces contrées aux velléités belliqueuses. Il est trop tôt pour le dire, mais pour une fois, elle aura été réclamée haut et fort par ceux là même qui pourraient lui donner toute sa légitimité et qui constituent le peuple.

Indignés arabes et occidentaux : même combat ?

Qu’en est-il de ce côté du soleil ? Les manifestants des pays occidentaux ayant joint le mouvement des indignés semblent s’entendre sur quelques mots d’ordre communs. La démocratie actuelle est insatisfaisante. Elle ne remplit pas ses promesses. En plus d’avoir abdiqué une partie de leur souveraineté au profit de compagnies protégées par des traités internationaux aux pouvoirs parfois plus grands que ceux des États, les démocraties occidentales ne sont que piètrement défendues par leurs représentants. Ces derniers donnent l’impression d’être à la solde des magnats de l’économie et de ne considérer le peuple que pour l’assujettir aux impératifs du marché.

Il n’est pourtant pas facile de se rebeller contre une telle situation compte tenu de la dématérialisation de notre économie. Ses acteurs ne sont plus en effet des ouvriers, mais des actifs ou des passifs. La santé économique, de l’État ou de la compagnie, est devenue une fin en soi. Le pouvoir économique a pour principaux porte-voix des politiques qui lui attribuent une réalité autonome propre qui peut se passer de l’intervention des travailleurs, et parfois de celle de leurs représentants légaux, les syndicats, de plus en plus dépossédés de leur pouvoir. Par ailleurs, la spéculation et ses effets pernicieux ont rendu possible un accroissement de la richesse qui n’a favorisé qu’une très marginale partie de la population au détriment de millions de personnes qui ont assisté, impuissantes, à la détérioration de leur situation financière. Et que dire de ceux qui ont subi la perte de leur emploi ou la délocalisation de leur entreprise ? La gestion de la dernière crise économique a exacerbé le sentiment d’écœurement chez le simple citoyen tant était indécente la solution préconisée pour y mettre fin. L’impunité avec laquelle s’en sont tirées les banques, en partie responsables des effets de la spéculation, et l’aide (publique) qu’elles se sont vues octroyer a achevé ce qu’il y avait de foi en l’État chez certains citoyens.

Cette dématérialisation affecte aussi notre système politique. Une fois élus, nos représentants, liés par les lignes des partis, œuvrent à la réalisation de plans économiques visant l’accroissement de la richesse des privilégiés au détriment des autres. L’hyper fragmentation de l’information, rendue possible par la multiplication des moyens de communication, des sites et des réseaux sociaux entre autres, a contribué à diluer ces dernières années l’activisme politique. Les structures traditionnelles de défense de certains groupes de citoyens et de travailleurs, désormais soumises à la logique du consensus et à la culture du compromis, contribuent au recul ou à la stagnation de certaines causes qui, politiquement, s’engluent dans le statu quo. Que penser du déclin des centrales syndicales qui ne parviennent plus à se défaire du corporatisme qui leur a enlevé leur rôle de joueurs clés dans les changements sociaux ? Comment expliquer que la toile soit devenue une force de coalition et d’union, à travers les réactions qu’elle peut susciter et qui s’offrent comme la nouvelle mesure de sa valeur ?

Forces et limites du mouvement d’indignation

Pourquoi trouvons-nous que cette indignation est à l’image des idoles qu’elle veut détruire ? On notera que les indignés, à l’échelle internationale, intériorisent aussi l’argument de la dématérialisation de l’économie. On (c’est-à-dire nous, les 99 % de la population) s’indigne par exemple de l’accaparement des richesses par le 1 % formé d’escrocs bancaires qui tirent profit de la spéculation boursière, sans toutefois dire un seul mot des rapports de force, des rapports sociaux, des inégalités internes dans la société, ce qui fragilise le mouvement. L’indignation, comme sentiment moral universel, a rallié des millions de personnes à travers le monde et fait la démonstration de l’effi­cacité des réseaux sociaux comme force de ralliement. Toutefois, cette « contagion » morale ne risque-t-elle de se déprécier si elle reste aussi indéterminée ?

Ceux qui s’indignent de la déshumanisation du système se sont ralliés à une voix virtuelle, dématérialisée, sans nom, sans visage, sans structure politique. Ils sont là, rassemblés dans nos cités, s’affirmant comme un fait universel et historique : Une Internationale des indignés, telle une arme de destruction pacifique des moyens traditionnels de rébellion et de révolution. La suite est encore à inventer, mais sans dessein politique clair, il est difficile de croire que le mouvement ne mourra pas dans l’œuf, si ample soit-il.

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