Agir par l’imaginaire

No 42 - déc. 2011 / jan. 2012

Culture

Agir par l’imaginaire

Art, communauté et engagement

Ève Lamoureux

Vous avez probablement entendu parler, au printemps dernier, d’Agir : Art des femmes en prison, une exposition réalisée grâce à un travail collaboratif entre 8 artistes [1] professionnelles [2] et 49 femmes incarcérées dans deux établissements pénitenciers, une maison de transition et un institut psychiatrique. Le projet a permis aux participantes d’explorer leur expérience de vie, mais revisitée à partir d’une interrogation sur les liens entre la pauvreté, l’exclusion et la criminalisation. Deux objectifs étaient poursuivis : un travail sur soi par le biais d’une création intimement liée au récit autobiographique (apaisement des blessures et empowerment), et une critique sociopolitique à l’encontre des préjugées dont souffrent les femmes criminalisées et des prisons jugées inadéquates pour répondre aux problèmes systémiques de pauvreté et de violence vécus par les femmes.

Agir émane de deux organismes sans but lucratif fort différents ayant choisi de mettre en commun leurs expertises et de travailler de concert pendant plus de quatre ans : Engrenage noir / LEVIER, dont la mission est de soutenir des projets d’art communautaire et activiste, et la Société Élisabeth Fry du Québec, qui défend et appuie, par des services de réhabilitation, les femmes criminalisées. Onze ateliers, d’une trentaine d’heures chacun, ont ainsi été organisés autour des pratiques artistiques telles le chant, la vidéo, l’acting, l’autoportrait, le slam, la photo, le son, la danse, le stopmotion et la performance. Une attention spécifique a été portée au processus collaboratif. Le contenu et la forme des œuvres créées ont été décidés collectivement et ont exigé l’apport créatif de toutes les personnes impliquées.

Malgré le travail et le temps qu’exigent les processus créatifs délibératifs comme ceux réalisés, les organisatrices d’Agir ont aussi consacré énormément d’énergie à l’exposition publique des œuvres. Pourquoi ? En premier lieu, par souci artistique. Toutes les personnes engagées dans cette expérience se devaient d’être fières des œuvres exposées et, plus encore, le résultat obtenu devait démontrer que des projets de démocratie culturelle et de cocréation, impliquant des personnes néophytes à l’art, pouvaient proposer des œuvres de qualité suscitant l’intérêt du public. Une année a été consacrée à l’élaboration de l’exposition Agir : Art des femmes en prison, qui a eu lieu à la Galerie Eastern Bloc du 27 mai au 16 juin 2011. Pour ce faire, une commissaire a été engagée non pas pour sélectionner les œuvres – puisque tout ce qui a été créé a été exposé –, mais pour déterminer, en collaboration avec les organisatrices du projet, un concept d’exposition les mettant en valeur. Parallèlement, un autre organisme culturel sans but lucratif, les Filles électriques, ont confectionné un livre reprenant plusieurs des textes et des œuvres visuelles créées par les participantes : Temps d’agir, publié chez Planète rebelle (2011). Enfin, certaines participantes et artistes ont décidé de poursuivre l’aventure en créant Art Entr’elles, « un collectif de femmes artistes qui disent NON à la violence, à la pauvreté et à l’intolérance. [3] »

L’importance accordée à la visibilité publique provenait aussi des objectifs sociopolitiques poursuivis : contribuer à changer le regard social porté sur les femmes criminalisées, combattre la pauvreté et la violence et susciter un débat sur le rôle des prisons. Les organisatrices d’Agir ont fait preuve d’un souci stratégique peu usuel dans le cadre de ce type de projet (site Internet, porte-parole, attachée de presse, etc.) afin d’apparaître et de se faire valoir dans l’espace public. Les efforts ont porté leurs fruits, l’exposition jouissant d’une couverture médiatique assez exceptionnelle (dont la première page de deux grands quotidiens et des entrevues radiophoniques et télévisuelles aux heures de grande écoute). Je ne peux que vous encourager fortement à aller visiter le site web [4] de l’exposition sur lequel vous trouverez une description du projet, certaines des œuvres créées et une revue de presse.

L’art communautaire selon Engrenage Noir / Levier

Agir par l’imaginaire entre dans la catégorie de l’art communautaire, que l’on peut globalement définir comme des pratiques artistiques exigeant un travail créatif collaboratif étroit entre un artiste (ou des artistes) et des membres d’une communauté. Cette forme d’art a de fortes connotations sociales – et parfois politiques – puisque les communautés dans lesquelles prennent place les projets sont, le plus souvent, constituées de personnes partageant des situations d’inégalité et de marginalité. Les artistes et les personnes participantes s’engagent ainsi dans un processus créatif collectif visant à agir sur ces dernières, à contrer leurs effets, à les dénoncer, à les transformer. En ce sens, il permet à des gens généralement inaudibles et invisibles de mener un processus de subjectivation (qui peut devenir politique), d’apparaître dans l’espace public et de présenter leurs revendications et leurs propositions d’alternatives culturelles, sociales, politiques et économiques.

Bien que l’art communautaire québécois existe depuis plusieurs décennies et qu’il se décline de façon extrêmement diversifiée (en fonction des artistes, des projets, des communautés), un travail essentiel, depuis plus de 10 ans, a été mené par Engrenage noir / LEVIER [5], sous la direction de Johanne Chagnon et Devora Neumark : réseautage entre les artistes, les groupes militants ou communautaires et les analystes de cette forme de pratiques ; travail réflexif collectif avec des acteurs diversifiés sur la définition de l’art communautaire et de ses enjeux artistiques, éthiques et politiques ; et initiation et soutien de multiples projets artistiques, toujours non seulement réalisés, mais conceptualisés en partenariat avec les membres d’une communauté. Il découle de ce travail créatif et réflexif une mémoire des projets menés et de leurs effets sur l’ensemble des personnes y ayant pris part, de même qu’une théorisation sur ce qu’est et ce que devrait être l’art communautaire. Ce matériel très riche a fait l’objet d’un ouvrage bilingue important pour toute personne intéressée à l’art engagé, Célébrer la collaboration : Art communautaire et art activiste humaniste au Québec et ailleurs / Affirming Collaboration : Community and Humanist Activist Art in Québec and Elsewhere [6].

Au fil des expériences et des discussions, les personnes liées à Engrenage Noir / LEVIER ont affiné leurs critères définitionnels de l’art communautaire. Elles insistent tout particulièrement sur deux éléments qui me paraissent essentiels et expliquent la qualité des projets menés, comme celui d’Agir par l’imaginaire. D’abord, à un niveau souvent décrit comme éthique, une attention toute particulière est portée à la qualité de la collaboration entre les artistes et les personnes participantes. Loin d’adopter une posture avant-gardiste (la dévotion missionnaire de celui qui s’engage et l’arrogance de celui qui sait), l’artiste s’investissant auprès d’une communauté le fait parce qu’il est directement interpellé par les questions explorées et parce qu’il veut le faire en réelle collaboration. L’idée est de travailler « avec » les personnes en premier lieu concernées et non « au nom de ». Les rapports instaurés sont égalitaires. Il y a reconnaissance et prise en compte de l’apport créatif des personnes participantes, de leur expérience et de leur expertise. Il y a cocréation au sens profond du terme, débats et délibérations au sujet de toutes les étapes du projet : les objectifs, la démarche, le thème de l’œuvre, l’exposition, etc. Ces conditions garantissent le respect de toutes les personnes cocréatrices, mais elles sont aussi essentielles au processus d’empowerment et de subjectivation.

Deuxièmement, l’art communautaire, du moins c’est l’objectif poursuivi par cet organisme, lie étroitement travail sur soi par le biais de la création et de la délibération (menant idéalement à un mieux-être individuel et communautaire) et combat sociopolitique. Il s’éloigne donc assez radicalement de l’art thérapie et même de plusieurs pratiques de la médiation culturelle, du moins celles qui visent à pacifier les rapports sociaux et non à s’attaquer à la domination et aux inégalités.

Mon article souligne l’apport précieux d’Engrenage Noir / LEVIER à la pratique de l’art communautaire et à sa théorisation. Je voulais leur souhaiter bon dixième anniversaire et, surtout, susciter l’intérêt, auprès des artistes, des militants, des groupes commu­nautaires pour de nouvelles collaborations, de nouveaux projets de luttes artisticosociales ou artisticopolitiques.

Malheureu­sement, on apprenait, il y a quelques jours à peine, l’arrêt des activités d’Engrenage noir / LEVIER, du moins d’ici quelques mois, le temps de terminer les engagements déjà pris. Sans aucun doute, cette disparition va laisser un vide. Il n’en reste pas moins que l’expertise développée au fil des ans est maintenant accessible (grâce à l’ouvrage publié), et que le Québec est un terreau très fertile pour l’art communautaire. Il suffit de continuer à le cultiver !


[1Reena Almoneda-Chang, Hélène Engel, Adrew Harder, D. Kimm, Paul Litherland, Jessica MacCormack, Émilie Monnet et Meena Murugesan.

[2La très grande majorité des personnes impliquées dans ce projet (organisatrices, artistes, participantes) étant des femmes, nous employons le féminin.

[3Voir une description des activités de ce collectif  : http://www.engrenagenoir.ca/blog/archives/category/art-entrelles.

[6Sous la direction de Johanne Chagnon, Devora Neumark et Louise Lachapelle, Montréal et Calgary, Engrenage noir / LEVIER, Lux Éditeur et Detselig entreprises LTD, 2011.

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