Dossier : Bibliothèques. Enjeux (…)

Dossier : Bibliothèques. Enjeux et mutations

Diversité et inclusion pour transformer les bibliothèques publiques

Marie D. Martel

Le congrès 2017 de l’American Library Association (ALA) a fait de la transformation des bibliothèques son thème principal. Nous reproduisons ici un texte tiré du blogue de l’auteure qui propose un retour sur un atelier consacré aux fondements de l’inclusion et de la diversité dans une perspective de justice sociale. Un enjeu qui interpelle directement les bibliothèques québécoises.

L’atelier était organisé par l’Office for Diversity, Literacy, and Outreach Services (ODLOS) de l’ALA. Selon son énoncé de mission, ce bureau « appuie les bibliothèques et les chercheurs en sciences de l’information en créant des espaces responsables et inclusifs qui servent et représentent l’ensemble de la communauté. Pour ce faire, nous décentrons le pouvoir et les privilèges en facilitant les conversations autour de l’accès et de l’identité qui ont une incidence sur la profession et ceux que nous servons. Nous utilisons un cadre de justice sociale pour informer et soutenir le développement des ressources des bibliothèques et des sciences de l’information. Nous nous efforçons de créer une culture d’association où ces préoccupations sont intégrées au travail quotidien de tous ».

Pour une politisation des pratiques

La justice sociale, comme cadre de référence, inspire l’un des courants majeurs des bibliothécaires américain·e·s et la manière dont ils et elles traduisent leurs valeurs et la signification de leur travail au 21e siècle. Ainsi, lors de l’atelier, la question de la justice sociale a explicitement été abordée en lien avec celle des identités. On ne peut pas, selon ce point de vue, s’engager à promouvoir la créativité et l’innovation dans les bibliothèques si nos pratiques sont affectées par la pauvreté, le racisme, la marginalisation qui nous entourent et qui contribuent à faire ce que nous sommes collectivement.

Ces conditions d’oppression menacent notre identité puisqu’elles servent de mesures pour juger de nos institutions comme de la société ; elles appellent à y répondre par davantage d’humanité, de compassion, de justice dans nos vies et notre travail.

Cette séance abordait également les bases d’une pratique inclusive et l’enjeu des préjugés, de l’oppression, du pouvoir, de même que la question des micro-agressions et des micro-équités dans le cadre d’un débat sur le préfixe « micro » et la banalisation qu’il semble suggérer dans un processus de stigmatisation des personnes qui se déroule sur des semaines, des mois, des années, une vie.

Une initiative stratégique appuyant la diversité peut aussi, parmi ces pratiques inclusives, prendre la forme de la posture d’allié qui, affirme Anne Phibbs, animatrice de l’atelier, « dépasse la honte, la culpabilité, le blâme, et travaille à comprendre la manière dont les privilèges fonctionnent dans sa vie, de même que la manière dont les “autres” marginalisés sont perçus à travers des stéréotypes et des mythes culturels ».

Un motif récurrent au cours de cette journée a consisté à constater que nous avons en commun une histoire de divisions profondes et qu’il est illusoire de penser qu’il sera possible de se diversifier ou de célébrer la diversité sans une pratique de centration, sans regarder en arrière, sans authentiquement assumer le lien avec nos sources socioculturelles et notre passé.

La pratique québécoise

Si je tente à vif de situer l’approche et la pratique québécoises dans les bibliothèques – mises en relief à l’aide de certaines notions discutées à l’école – en regard des signaux perçus aujourd’hui, je proposerais les éléments suivants.

D’abord, je soulignerais que le discours sur la justice sociale n’a pas encore trouvé d’écho dans le milieu des bibliothèques au Québec, quoique l’édition 2017 du Rendez-vous des bibliothèques publiques (notre équivalent de l’ALA) s’en approchait à travers les thèmes choisis : diversité, accessibilité, inclusion. Ce discours s’avère, en revanche, un levier solide pour formuler une direction et définir une stratégie cohérente. Il permet d’initier la réflexion en renouvelant l’approche sur l’accès, les inégalités, les responsabilités et les compétences mises en œuvre par les professionnel·le·s auprès de divers groupes : groupes racisés, historiquement défavorisés, discriminés en fonction de leur identité sexuelle, de leurs genres et leurs expressions, de l’âge, de la religion, des handicaps, en fonction de la nationalité ou de la langue, du statut socio- économique, des vulnérabilités, qu’ils et elles soient immigrant·e·s, réfugié·e·s, etc.

Au Canada, comme chez nos voisins du sud, le projet sera multiculturel ou il ne sera pas. L’approche interculturelle, revendiquée au Québec, qui favorise le dialogue et une compréhension patiente (herméneutique) dans la recherche d’une nouvelle solidarité, n’est pas apparue comme une option acceptable à cette assemblée américaine. Comme on le signalait plus haut, si l’on a abordé les questions de discrimination et de diversité, l’on n’a guère évoqué l’aménagement de conditions pour l’écoute et le dialogue. Le sentiment d’urgence qui résulte du contexte politique immédiat conforte cette perspective de lutte. Notons au passage que les questions coloniales semblent exercer une fascination au Québec dont on ne trouve pas d’équivalent chez nos voisins librarians.

L’approche américaine serait-elle individualiste ? Le titre de l’atelier le laisse entendre en interpellant la responsabilité des individus : Everybody’s Everyday Work : Diversity and Inclusion Foundations. Le modèle interculturel québécois est conçu selon une approche plus systémique.

Les réflexions sur la gouvernance et le pouvoir des communautés dans la bibliothèque sont assez timides, ici comme ailleurs, alors qu’elles sont au cœur des analyses et des moyens d’agir dans les villes et le monde aujourd’hui.

La célébration de la diversité produit un patchwork de solitudes qui ne fait guère de place aux interventions interculturelles. La célébration en est-elle vraiment une ? Il y a du monde au rendez-vous, mais la fête est à quelle heure ? Partout, la célébration de la diversité échoue notamment à faire une place qui inclue vraiment les Premières Nations. D’ailleurs, une critique de la journée a souligné une approche de la diversité qui était « all black and white ».

Chez plusieurs, on retrouve cette conviction que l’on ne pourra pas avancer sans accepter de faire un retour sur l’héritage culturel commun, ce qui impliquerait d’écrire une narration du passé négociée et partagée, entreprise qui promet de ne pas être nécessairement paisible.

Dans un contexte social complexe où la transition numérique, les défis de l’immigration et ceux de la cohésion sociale s’entrelacent, l’apport des bibliothèques publiques à l’inclusion sociale évolue et se transforme, à travers le monde, le plus souvent au nom de la justice sociale comme en a témoigné ce rendez-vous de l’ALA.

Au Canada, les bibliothèques publiques de Toronto offrent un service pour accueillir les immigrant·e·s et les orienter en matière de recherche d’emploi, d’apprentissage de la langue et des outils numériques. À la suite du rapport de la Commission de vérité et réconciliation, la bibliothèque publique de Windsor élabore, en collaboration avec ses usagers autochtones, un plan pour mieux répondre aux besoins de celles-ci et de ceux-ci selon les recommandations de la Commission. Le dernier congrès de l’Association des bibliothèques publiques du Québec, intitulé Au service de tous ? Inclusion, accessibilité, diversité, a été l’occasion de souligner le rôle de ces institutions en faveur du dialogue interculturel, du pluralisme et du vivre-ensemble. Au-delà du constat et d’un survol des possibles, une question demeure : comment les bibliothèques publiques québécoises affronteront-elles, concrètement, les défis de l’inclusion sociale ?

Thèmes de recherche Arts et culture, Livres
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