No 67 - déc. 2016 / janv. 2017

Cela peut arriver ici

Donald Trump et la tentation fasciste de l’Amérique

David Sanschagrin

La présence de deux candidatures populistes fortes (i.e. qui font appel au peuple contre les élites) durant les primaires américaines, à gauche Bernie Sanders et à droite Donald Trump, indiquait déjà que la dernière élection présidentielle aux États-Unis détonnerait.

Les deux hommes, porteurs d’un discours protectionniste et antiélitiste, ont été portés par une vague de mécontentement, de colère et de peur durant leur campagne pour tenter de ravir l’investiture présidentielle de leur parti réciproque, le Parti démocrate pour Sanders et le Parti républicain pour Trump.

Sanders, le sénateur indépendant et socialiste du Vermont, a voulu canaliser ces sentiments populaires par une critique anti-système de gauche, qui alliait mesures sociales et discours d’ouverture sur l’Autre. Sanders, patriote, invoquait l’image classique d’un seul grand peuple américain uni dans la diversité (E pluribus unum), et rappelait que la République est une terre d’immigration dont la puissance et le rayonnement est nourri par l’apport de l’Autre.

Trump, le milliardaire magouilleur, mythomane, narcissique, autoritaire, prédateur sexuel, conspirationniste et vedette de la télé-réalité, s’est fait dès le début démagogue (en flattant les passions les plus basses) et a plutôt attisé ces sentiments populaires pour les diriger vers ses expressions politiques les plus laides : le racisme, la xénophobie et la misogynie. Le racisme de Trump se manifestait par le mépris de l’Autre, qu’il rabaissait aux catégories inférieures du tueur et revendeur de drogue (le Noir), du criminel et du violeur (le Latino), du terroriste barbare (le Musulman). Sa xénophobie se manifestait par une rhétorique ami/ennemi aux résonnances fascistes évidentes. Plutôt que de chercher à comprendre l’Autre et à lui tendre la main, Trump en appelait à la haine et à la peur de « l’étranger », en sol américain ou ailleurs. Sa misogynie s’est exprimée dans la façon dont il a méprisé ses opposantes femmes, journalistes ou politiciennes, qui étaient décrites comme laides, méchantes, physiquement faibles et folles.

Si leur candidature a été reçu négativement par l’establishment de leur parti réciproque, Trump a tout de même pu remporter la nomination de son parti et Sanders a fini deuxième devant Hillary Clinton.

Trump, dont la candidature était jugée loufoque, a triomphé du candidat modéré issu de l’establishment républicain, Jeb Bush, parce qu’il a pu s’adapter à la schizophrénie de ce parti composé majoritairement d’hommes Blancs plus âgés, moins éduqués, plus nantis, et provenant davantage des régions et des banlieues [1], dont la base partisane se décline en trois grandes catégories : des chrétiens ultraconservateurs, des libertariens appartenant aux classes supérieures, des membres des classes moyennes et populaires davantage attirée par les valeurs conservatrices affichées par le Grand Old Party (GOP).

C’est aussi ce parti qui a répondu, sous le leadership de Newt Gingrich (une version junior de Trump), à l’élection du démocrate Bill Clinton en 1992 par une rhétorique de haine et de peur, malintentionnée, conspirationniste, hyperpartisane et agressive, qui empoisonne la vie publique et rend impossible l’atteinte de compromis rationnel interpartisan [2]. Trump est ainsi une exacerbation d’une tendance lourde à l’œuvre au sein du GOP.

Paul Krugman écrivait en 2011 que seul un hypocrite ou un ignorant pouvait gagner l’investiture républicaine, car seul un candidat vicié peut devenir chef d’un parti qui défend publiquement et répétitivement des idées clairement fausses et contradictoires. Il n’a pas besoin d’être personnellement irréprochable, tant qu’il épouse publiquement des principes moraux conservateurs [3]. Un tel candidat pourra bénéficié du « centrisme » des médias américains, perçu comme un gage d’objectivité. Comme le dit Krugman, avec leur « culte de l’équilibre, les médias dépeignent les deux partis comme étant également dans l’erreur et dans le tort sur tous les enjeux, sans tenir compte des faits. » De la sorte, «  l’extrémisme n’est pas puni  », mais est plutôt « encouragé » [4]. Selon ce prisme, les « courriels » de Clinton pesaient autant dans la balance que les frasques de Trump. Il faut ajouter les autres filtres médiatiques, révélés par Noam Chomsky et Edward Herman, comme la recherche effrénée de l’argent des publicitaires [5], poussant les médias à surexposer Trump, qui attirait les auditoires et qui connaissait le jeu médiatique.

Voilà qui explique comment Trump a pu s’imposer face à ses adversaires républicains. Il reste à comprendre comment, tout en conservant sa base, il a su s’emparer de la Rust Belt, soit les terres ouvrières en déclin et traditionnellement démocrates du Michigan, de l’Ohio, de la Pennsylvanie et du Wisconsin, qui lui ont donné la présidence. Car, il le faut le rappeler, les élections américaines se jouent sur les marges, grâce à l’effet structurant des deux grands partis qui occupent presque tout le terrain politique et fédèrent 60% de l’électorat. Il suffit que quelques États changent d’allégeance pour que le pouvoir change de mains.

Si les républicains ont rejeté la candidature de la dynastie de la famille Bush, les démocrates ont opté eux, pour celle du couple Clinton. D’ailleurs, la publication par WikiLeaks de courriels internes du Parti démocrate, révélait que sa direction avait systématiquement favorisé Clinton, une candidature plus rassurante pour l’establishment et pour les marchés. Or, c’est justement là que le bas blesse, car depuis la présidence de Bill Clinton, les démocrates ont embrassé le credo du libre-échange mondialisé, qui a accentué le déclin de la Rust Belt. Si l’establishment démocrate, bien connecté avec Wall Street, a si mal servi les intérêts économiques de cette région depuis le premier Clinton, pourquoi la deuxième Clinton ferait-elle mieux ? N’appartient-elle pas justement à ce 1% que dénonçait Sanders et le mouvement Occupy ?

C’est peut-être là que se trouve la tragédie de l’élection américaine, soit qu’un homme de pouvoir, entouré de membres influents du GOP comme Gingrich, ait réussi à jouer la carte de l’outsider qui allait défendre les « sans-voix » face à la candidate de l’establishment, Clinton, qui, malgré un message plus à gauche sous l’influence de Sanders, n’a pas su convaincre la Rust Belt dans ce même rôle de porte-parole des « sans-part ». Trump a donc su capitaliser sur le vote de protestation ouvrier blanc envers Wall Street et Washington. Sanders aurait aussi été en mesure d’aller chercher ce vote de protestation, et même plus facilement, puisqu’il se trouvait dans des terres traditionnellement démocrates.

Sanders voulait canaliser la colère populaire blanche vers une lutte pacifique et intelligente contre un système économique, politique et médiatique corrompu, tout en percevant l’Autre comme un allié. La critique anti-système et paranoïaque de Trump encourageait l’expression de la violence, de la haine, des préjugés envers les élites libérales et l’Autre, responsables des maux économiques que subit la classe ouvrière. En refusant le populisme de gauche pour conserver la voie centriste, les démocrates ont ainsi laissé le terrain libre au populisme de droite et à la démagogie de Trump.

L’histoire n’est pas nouvelle. En 380 av. J.-C., Platon disait, dans La République, que dans une oligarchie qui privilégie l’enrichissement individuel au détriment du bien commun, le peuple se tournera vers un homme fort pour défendre ses intérêts. Cet homme fort, une fois au pouvoir, se fera tyran et le peuple en pâtira. Plus près de nous, l’écrivain Sinclair Lewis décrivait en 1935 dans son roman d’anticipation dystopique, Cela ne peut arriver ici, l’arrivée au pouvoir d’un président populiste, qui instaure rapidement sa dictature et fait sombrer les États-Unis dans une guerre civile. Il reste à voir si les institutions politiques américaines résisteront à cet assaut.


[1Jon Huang, Samuel Jacoby, K. K. Rebecca Lai et Michael Strickland, « Election 2016 : Exit Polls », The New York Times, 8 novembre 2016.

[2Voir le point 4 sur la montée de l’animosité partisane dans la note du Pew Research Center, 5 facts about America’s political independents, 5 juillet 2016.

[3« Send in the Clueless », The New York Times, 5 décembre 2011.

[4« The Centrist Cop-Out », The New York Times, 28 juillet 2011.

[5La fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, Paris, Agone, 2008.

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