Antispécisme : la gauche a-t-elle laissé de côté une lutte ?

No 69 - avril / mai 2017

Débat politique

Antispécisme : la gauche a-t-elle laissé de côté une lutte ?

Axelle Playoust

Si le Code civil québécois reconnaît depuis peu les animaux non humains comme étant des individus doués de sensibilité, force est de constater que dans les faits, aucune mesure crédible n’a été apportée en faveur d’un changement significatif de nos pratiques.

Et pour cause ! Prendre au sérieux les intérêts de ces individus supposerait la fermeture immédiate de tous les élevages et abattoirs, soutiennent les antispécistes. Portrait d’un mouvement politique dont la lecture matérialiste de nos rapports aux autres animaux ouvre des perspectives de luttes considérables.

Le spécisme fait système

La question animale serait un enjeu secondaire : rien (ou si peu) ne vient troubler ce lieu commun. Faire émerger les animaux comme sujets de justice n’est pas une tâche facile, tant l’évidence de leur statut subalterne fait autorité pour chacun·e d’entre nous. Le mouvement animaliste doit ainsi faire face à cette même rengaine qu’ont connu – et connaissent toujours – les féministes de la part de la gauche : à objet secondaire, lutte secondaire. Femmes et animaux ? Plus tard, quand les vrais problèmes seront réglés. Ainsi, bien qu’il soit perçu comme raisonnable de dénoncer les élevages intensifs et les maltraitances ouvertement sadiques, il reste que beaucoup d’entre nous ignorent ou dénigrent ouvertement les revendications liées à l’abolition de la viande, à la fermeture des abattoirs et à l’égalité animale.

Dès les années 1970 pourtant [1], dans la foulée des autres mouvements de libération, les antispécistes font voir que les animaux non humains sont l’objet d’une oppression spécifique, non réductible aux effets d’une industrialisation capitaliste en quête de rentabilité. Les militant·e·s d’alors – dont beaucoup sont encore aujourd’hui sur le terrain – écrivent et font circuler de nombreux textes faisant de l’espèce une catégorie politique tout aussi construite et arbitraire que celles du sexe ou de la race [2]. La division entre règne humain et règne animal, soi- disant évidente et naturelle, est dénoncée comme produit idéologique visant à masquer le caractère politique des conflits et inégalités entre espèces. Les animaux non humains sont construits, très concrètement, mais également dans les représentations [3], comme des êtres essentiellement différents et dépourvus de valeur intrinsèque ; très loin de nous en nature et tout en bas de l’échelle sociale. De quoi mobiliser la gauche, donc.

« Ce que nous avons sous les yeux, nous ne le voyons pas », faisait remarquer la féministe Colette Guillaumin. Peut-être cela crève-t-il trop les yeux pour être vu : les animaux incarnent la version la plus aboutie du processus politique d’altérisation. Ils sont radicalement « Autres », correspondent à l’étalon ultime de ce qu’on considère comme méprisable et exploitable. Ils font l’objet d’une appropriation totale : non seulement de leur temps, de leur corps, des produits de leur corps, de leurs petits, mais également de leur vie même, et ils se voient dénier toute subjectivité. Nul autre groupe ne fait l’objet d’un tel degré d’exploitation. Lorsqu’une situation s’en approche néanmoins, on considère avec indignation que le groupe concerné est traité « comme du bétail », ce qui en dit long sur ce que subissent les animaux qui sont eux, en effet, littéralement traités comme du bétail, c’est-à-dire comme des moins que rien, des marchandises.

Le fait que les animaux non humains ne soient pas quelques-uns à être parfois victimes de violences, par malchance ou par négligence, vient également appuyer l’idée qu’il est question d’un fait institutionnel délibérément maintenu par les sphères politiques, juridiques et économiques. Ils sont en réalité des milliers de milliards [4] à faire chaque année les frais d’un système bien huilé qui les enferme, les mutile, les tue, les vend. Le simple fait que ce soient des êtres qui, comme nous, accordent de l’importance à ce qui leur arrive devrait pourtant suffire à les inclure au sein de nos préoccupations morales et politiques. L’antispécisme conteste ainsi le regard naturalisant et instrumental porté sur les autres animaux. Il apporte une dimension historique à des pratiques perçues jusqu’ici comme normales, légitimes, voire immuables : la consommation de viande est sans doute l’exemple le plus saillant.

L’angle mort de la gauche

L’arrivée des animaux dans le champ politique constitue en soi un changement de paradigme considérable, d’autant plus qu’il prive la gauche d’une de ses stratégies de lutte favorites : la distanciation vis-à-vis de l’animalité, doublée d’un appel au respect de la dignité humaine [5]. Toute personne marginalisée est concernée par l’animalisation en tant qu’il s’agit d’une assignation sociale, d’un stigmate résultant de rapports de pouvoir et non d’une caractéristique inhérente à l’individu. De la même façon que dans un système patriarcal, le fait d’être renvoyé·e socialement à la féminité est dévalorisant, voire insultant, le fait d’être animalisé·e est perçu comme la menace ultime de déclassement social et est régulièrement mobilisé à l’encontre des minorités humaines. Femmes ou personnes racisées seraient ainsi plus proches de la nature, du corps, des instincts. Humain·e·s certes, mais un peu moins que les hommes blancs. Plus proches des animaux somme toute.

Dans un tel contexte où l’animalité fait office de stigmate dévalorisant, affirmer sa différence radicale vis-à-vis des animaux permet donc de consolider son appartenance au groupe dominant, l’humanité, et d’assurer son accès aux privilèges qui lui sont associés. Ce que les antispécistes décèlent pourtant, c’est que la valorisation de l’espèce humaine au détriment des autres animaux revient à contribuer au même répertoire idéologique, aux mêmes schémas de violence et d’arbitraire qui fondent les systèmes de domination intra-humains.

L’opposition humanité/animalité (tout comme culture/nature ou raison/instinct) est utilisée politiquement pour opprimer non seulement les animaux, mais également toute personne maintenue au bas de l’échelle sociale. Le système des insultes est en ce sens très instructif [6] : il fait voir la façon dont le spécisme conforte et exacerbe les autres systèmes inégalitaires. Lorsqu’on traite les femmes de chiennes ou de truies, lorsque les immigré·e·s sont comparés à des parasites (ou plus récemment à des poissons [7]), la rhétorique spéciste est au service des autres rapports de pouvoir. Ne pas reconnaître ces liens qui font des luttes humaines et animales une cause commune revient à laisser une base solide à l’idéologie de la domination, qui nous affecte toutes et tous et contre laquelle nous luttons au quotidien au sein de nos communautés respectives.

Vers une solidarité animale

Le niveau de naturalisation atteint par le système spéciste est tellement élevé qu’on ne perçoit pas le degré de violence arbitraire qui permet aux abattoirs d’exister et de tourner à plein régime, à quelques kilomètres de chez nous. Pourtant, il semblerait que tant qu’il restera ce genre de lieu pour incarner et actualiser la dichotomie de la domination, les autres systèmes trouveront des ressources (à la fois matérielles et idéelles) pour perdurer et rester opérants socialement. Tant que l’ordre spéciste ne sera pas inquiété, la menace que des individus puissent être traités « comme des animaux » restera bien réelle. La dévalorisation totale de ce qu’on associe à l’animalité, plutôt que de nous inciter à nous désolidariser des autres animaux, devrait ainsi nous interroger sur la position matérielle dans laquelle sont placés ceux qui n’ont pas le luxe de naître du bon côté de la frontière d’espèce.

En réponse aux camarades qui évacuent de leurs luttes la question de l’oppression des autres animaux, nous rétorquons donc qu’une égalité qui laisse de côté des milliards d’individus est une égalité bien partielle. Que faudra-t-il de plus pour que la gauche étende son champ de lutte au-delà de la frontière d’espèce ?


[1L’émergence de l’antispécisme en tant que mouvement politique est habituellement située à la parution d’Animal Liberation de Peter Singer (1975). La revue française Cahiers antispécistes produit des analyses majeures sur la question depuis le début des années 1990.

[2Sur l’essentialisme sous-jacent à la construction scientifique des catégories d’espèces, voir l’article « Les espèces non plus n’existent pas » sur le site de la revue Cahiers antispécistes.

[3Pour une analyse des représentations spécistes, voir la page Facebook « Je suis une pub spéciste ».

[4Chaque année, plus de 65 milliards d’animaux terrestres sont concernés par la mort programmée en abattoir. Les victimes aquatiques quant à elles se dénombrent en milliers de milliards d’individus. Voir à ce sujet « Statistiques astronomiques ».

[5Le slogan indigné « Nous ne sommes pas des animaux ! » est particulièrement significatif à cet égard. La campagne contre les violences sexuelles « Ni viande ni objet » relève de la même rhétorique spéciste. Voir à ce sujet « Sexisme, racisme et spécisme : intersections des oppressions » par Christiane Bailey. Disponible en ligne.

[6Incontournable à ce sujet, le texte « Sale bête, sale nègre, sale gonzesse » par Yves Bonnardel. Disponible en ligne.

[7Une référence à l’analogie raciste de Christian Rioux, en janvier dernier dans Le Devoir. En réaction, 50 personnes cosignaient une lettre ouverte intitulée « Nous ne sommes pas des poissons ».

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