Droits des animaux : une question de société

No 74 - avril / mai 2018

Observatoire des luttes

Droits des animaux : une question de société

Frédérick Fortier

Bien qu’il s’agisse d’un enjeu encore trop peu compris, la question des droits des animaux brille par son absence au Québec, alors qu’elle est pourtant incontournable. Elle doit aujourd’hui être considérée par la gauche comme une question politique.

Depuis quelques années, le véganisme comme mode de vie sans exploitation animale connaît une certaine popularité au Québec et ailleurs dans le monde, ce qui permet de parler de plus en plus ouvertement du sort des « animaux non humains ». Toutefois, cela ne signifie pas nécessairement qu’il entraîne le rejet explicite du spécisme comme système d’oppression ni la défense des droits des animaux [1]. Le spécisme est la discrimination des animaux selon l’espèce, justifiant le sort que nous réservons à certains animaux et pas à d’autres. Tout comme le racisme a longtemps autorisé l’esclavage et la violence légale envers d’autres groupes ethniques (et encore aujourd’hui dans certaines sociétés), le spécisme autorise les humains à exploiter les animaux non humains, à les vendre comme de simples marchandises, à les exploiter et à les tuer, que ce soit pour l’alimentation (élevage, chasse, pêche), pour les vêtements (cuir, laine, fourrure), pour la recherche scientifique et l’expérimentation, pour de nombreux divertissements comme les zoos, les cirques, l’équitation ou les rodéos, pour le travail comme les calèches et le tourisme, etc.

Vers la fin du 20e siècle, des philosophes ont commencé à remettre en question les fondements du spécisme. La parution du livre Animal Liberation de Peter Singer en 1975 est un moment incontournable pour situer une première prise de position forte sur le plan éthique de la question animale. Ce n’est toutefois que dans les années 1980 qu’apparaît une prise de position plus politique (et pas seulement éthique) sur les animaux, avec la théorie des droits. En 1983, le philosophe américain Tom Regan défend l’idée que les animaux ne doivent pas être traités comme des objets, mais comme des sujets de droit. Selon lui, les animaux sont les « sujets-d’une-vie », car ils ont une vie biographique, ils font l’expérience subjective du monde, ils ont des préférences, des besoins, des désirs et des intérêts qui leur sont propres. Pour Regan, les animaux possèdent une valeur inhérente, c’est-à-dire que ces derniers existent pour eux-mêmes et non de façon instrumentale pour les finalités humaines. Ils devraient donc être considérés comme des sujets et se voir octroyer des droits fondamentaux.

Dans les années 1990, le professeur de droit Gary Francione a soutenu que les animaux sont des êtres « sentients », pouvant ressentir subjectivement, ce qui suffit à cesser de les exploiter pour ne pas leur causer de tort. Selon lui, aucun animal possédant la « sentience » ne devrait être exploité pour notre bénéfice ni être notre propriété. La sentience est l’un des critères, si ce n’est le critère par excellence, nous permettant d’identifier quels animaux pourraient avoir des droits, bien que la ligne soit parfois difficile à tracer. Dans le cas des vertébrés (les poissons, les amphibiens, les reptiles, les oiseaux et les mammifères), leur sentience est reconnue par la Déclaration de Cambridge de 2012. À la suite des travaux de Regan et Francione, la théorie des droits a été développée davantage. Aujourd’hui, ces droits se résument minimalement au droit à la vie, au droit à l’intégrité physique, au droit à la liberté, au droit de ne pas être une propriété et au droit à la préservation des habitats naturels des animaux sauvages.

La théorie des droits est de plus en plus aboutie, bien que de nouveaux débats puissent survenir dans le futur. Avec de tels développements théoriques, on aurait pu croire à des changements sociaux substantiels au fil du temps. Or, il n’en est rien. Bien que les philosophes aient brillamment éclairé nos devoirs envers les animaux, la politisation de leurs théories se fait attendre. L’influence puissante du consumérisme et de l’individualisme dans notre société capitaliste peut expliquer en partie cette situation. Bien sûr, le spécisme existe depuis des millénaires et ne sera pas transcendé facilement. Cette question demeure néanmoins comprise trop souvent comme un mode de vie personnel (le véganisme), réduisant ainsi une lutte politique contre la discrimination et la violence systémiques à de simples préférences individuelles. Il est nécessaire de comprendre que l’« anti- spécisme » et la libération animale impliquent une éthique de non-violence, mais cette éthique est universelle, pas seulement personnelle. La question animale devrait donc être conçue comme une question politique.

Pourquoi la gauche doit défendre les droits des animaux ?

La recherche sociologique des quinze dernières années a également montré comment le spécisme était lié à plusieurs systèmes oppressifs (racisme, colonialisme, esclavage, capacitisme, etc.). Historiquement, plusieurs groupes furent réduits au statut d’animal. Que ce soit les esclaves africains vus comme moins rationnels ou les Premières Nations d’Amérique vues comme des « sauvages », des peuples entiers furent constamment comparés aux animaux et asservis comme eux. À l’époque moderne, cette Europe imbue d’elle-même considéra plusieurs groupes de personnes comme des « bêtes », méritant leur sort car « inférieurs » à la « race » blanche. On nia à plusieurs peuples colonisés un quelconque degré de civilisation ou de rationalité. Ces peuples étaient vus comme étant sans histoire, « comme les animaux », donc inférieurs. Une déshumanisation s’opère par l’animalisation, permettant de réduire l’Autre à un être irrationnel. Bref, le spécisme a été le modèle d’oppression par excellence.

On sait également que la libération animale est étroitement liée à l’environnementalisme puisque l’exploitation animale contribue significativement à la dévastation écologique, à la consommation énergivore de ressources, à la pollution et aux changements climatiques. L’élevage est bien connu pour causer la déforestation nécessaire aux pâturages, la pollution de l’eau, de l’air et de la terre par l’accumulation de lisier. L’élevage exige aussi beaucoup de nourriture, d’eau et de ressources pour « transformer » les animaux (transport, abattoirs, congélation, etc.). La pêche est également très dommageable et tue un nombre gigantesque d’individus. La chasse et la capture d’animaux sauvages contribuent également à l’extinction des espèces et à l’appauvrissement de la biodiversité. Par ailleurs, la destruction des habitats naturels par l’industrie minière, pétrolière, gazière et d’autres est l’une des principales causes de la disparition des espèces animales et végétales. Ainsi, la question animale et la question environnementale sont intimement liées et restent indissociables.

Considérant tout cela, la libération animale est une question très profonde, radicale et clairement politique. La gauche et les « progressistes » ont toujours défendu des valeurs de paix, de justice, d’égalité, de droits, de non-discrimination, de non- violence, d’écologie et de défense des plus vulnérables. Autant de valeurs communes avec le mouvement pour les droits des animaux. Un dialogue s’impose donc. Il m’apparaît important d’insister sur la prise en compte de cette question, autant par les intellectuel·le·s que par la gauche politique, afin de faire avancer cette cause au Québec. Différentes stratégies peuvent être employées pour politiser cet enjeu. Celles-ci peuvent aller de l’éducation à l’activisme, de pressions sur les partis politiques aux boycottages, des manifestations à la désobéissance civile. Ce texte vise à susciter un débat sur la question, particulièrement au sein des « progressistes » militant pour la justice, mais la réservant trop souvent aux membres de notre espèce. Il peut aussi, je l’espère, contribuer (modestement) à politiser les droits des animaux au Québec.


[1Voir également Axelle Playoust, « Antispécisme. La gauche a-t-elle laissé de côté une lutte ? », À bâbord !, no 69, avril-mai 2017. NDLR.

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