Le MKSS en Inde

No 69 - avril / mai 2017

International

Le MKSS en Inde

Mémoire de deux luttes populaires exemplaires

Amélie Nguyen

Le 25 novembre dernier, À bâbord ! a rencontré Aruna Roy et Nikhil Dey lors d’un événement organisé par le Centre international de solidarité ouvrière. Tous deux militent depuis 35 ans au sein du Mazdoor Kisan Shakti Sangathan (MKSS), soit le Mouvement pour l’empowerment des travailleurs·euses et paysan·ne·s. Discussion autour de deux luttes porteuses de changements dans le Rajasthan.

Dans un souci d’inclusion des plus appauvris de l’Inde, le MKSS Rajasthan se définit comme une organisation populaire et non une organisation de la société civile ; elle ne reçoit d’ailleurs que du financement populaire local. Dans ce contexte de grandes inégalités où la hiérarchie sociale indienne s’appuie sur le système discriminatoire des castes, le MKSS réunit les travailleurs·euses et paysan·ne·s et souhaite leur donner confiance en leurs capacités de revendiquer le respect de leurs droits. Son approche est inclusive et non hiérarchique, ce qui lui a permis d’obtenir l’appui d’une masse de paysan·ne·s grâce à des années de patiente éducation populaire dans les campagnes.

Selon Nikhil, l’inclusion des paysan·ne·s et des travailleurs·euses a été un enjeu important dès le départ, car « ce n’était qu’un segment minime de la main-d’œuvre qui était syndiqué, le reste était dans l’économie informelle. Les syndicats avaient gagné plusieurs batailles, mais après être devenue syndiquée, cette petite proportion de personnes avait oublié de penser au reste des travailleurs et travailleuses. Alors à moins d’une solidarité croisée entre paysan·ne·s, secteur informel et syndiqué·e·s, il n’y aurait jamais eu d’espoir de supplanter ceux qui nous divisent et nous gouvernent ». Aujourd’hui encore, 98% de la population indienne n’est pas organisée collectivement au sein de syndicats.

Au cours des années 1990, Aruna, Nikhil et l’une de leurs collègues décident d’aller vivre avec les paysan·ne·s dans un village du Rajasthan. Débutent alors deux luttes de grande portée qui ont mené à des améliorations des conditions de vie de nombreux paysan·ne·s et travailleurs·euses pauvres de l’Inde.

« The Right to Know is the Right to Live »

À sa genèse, le MKSS cible la redistribution des terres et l’obtention de salaires minimums dignes. Aruna explique : « Le salaire minimum au Rajasthan n’est que de 200 roupies par jour [environ 4$] et il n’est souvent pas payé ou pas complètement, car le gouvernement argue que l’ensemble des heures n’a pas été travaillé. C’est une lutte énorme. Le travail, c’est la nourriture, la vie, les médicaments. Il est extrêmement important que le salaire minimum soit payé. » Dans les années 1990, voyant que le gouvernement ne versait pas le juste montant aux travailleurs·euses, le groupe a demandé à voir ses registres des salaires : « On nous a dit que c’était des documents secrets, puisqu’ils touchaient la trésorerie.Nous avons répondu qu’il s’agissait d’informations publiques. C’est ainsi que la bataille pour le droit à l’information est née, portée par des travailleurs et paysans pauvres, dont plusieurs étaient illettrés. »

Pendant les 15 années qui suivront, le MKSS met ainsi en œuvre un travail d’éducation populaire, qui prend notamment la forme de tribunaux populaires. « Nous organisions des audiences populaires où nous diffusions publiquement de l’information reçue du gouvernement et où les gens venaient témoigner, raconte Aruna. Il s’agissait d’une nouvelle manière de s’opposer au gouvernement, de démocratie participative, où les gens venaient et disaient ce qu’ils savaient être la vérité face aux mensonges que le gouvernement et les agent·e·s du gouvernement nous racontaient constamment. À travers ces audiences populaires, parfois festives, ironiques, sarcastiques, qui devinrent extrêmement importantes pour la population, nous avons fait pression sur le gouvernement indien et les gouvernements locaux et avons défendu le concept d’audit social, où les chiffres devaient être audités dans les livres, mais aussi publiquement. »

En 2005, la Loi sur le droit à l’information est adoptée en Inde. Elle est aujourd’hui utilisée par plus de 8 millions d’Indiennes et d’Indiens chaque année pour obtenir des documents du gouvernement et demander une reddition de compte de même que des dépenses publiques adéquates.

Le salaire minimum rural, une question de survie

Au même moment, la lutte pour le salaire minimum prend aussi de plus en plus d’ampleur. Pourquoi ? Nikhil Dey souligne que « le droit à l’information vient normalement des journalistes. En Inde, il est venu des personnes pauvres, ces mêmes personnes qui se battent contre la sécheresse sur les terres. Ces personnes ne voulaient plus de dons, ne souhaitaient plus mendier. Elles voulaient travailler alors qu’il n’y avait plus d’eau dans les champs. Et lorsqu’elles avaient du travail, elles n’étaient pas payées ». Nikhil poursuit : « Fournir du travail est aussi une responsabilité de la société dans son ensemble et, conséquemment, c’est aussi une responsabilité du gouvernement. »

Faisant fi des dogmes du néolibéralisme où le marché devait être garant de l’emploi, les membres du MKSS lancent une longue bataille menée par le peuple, dans la rue, et par d’autres qui ont travaillé le texte, imparfait certes, de la Loi nationale de garantie de l’emploi rural (National Rural Employment Guarantee Act) de 2006. Selon cette loi, tout Indien vivant en zone rurale peut demander du travail au salaire minimum et doit recevoir au moins 100 journées de travail par an dans un rayon de 5 kilomètres de sa demeure. Si aucun travail ne lui est fourni dans les 15 jours suivant sa demande, elle a accès à une prestation de chômage en plus des 100 jours de travail. « Pour la Banque mondiale et le gouvernement, si les gens avaient faim, il fallait leur donner de l’argent, parce que s’il obtenaient du travail, cela pouvait entraîner des mobilisations de masse. Et c’est ce qui se produisit », décrit Nikhil.

Qu’est-ce qui a permis cette impressionnante victoire ? « Pendant cette période, à travers l’Inde, les gens se mobilisaient pour les droits des travailleuses et travailleurs : le droit de s’organiser, d’être payé à temps, d’avoir un salaire juste. Ce n’est pas seulement une usine, un village qui se sont mobilisés, mais tout le pays, explique Nikhil. Nous sommes passés à un autre paradigme, où les employeurs ne peuvent mettre personne à pied. Les salaires ne sont pas élevés, mais cela représentait une opportunité de se mobiliser et de s’organiser. Ce sont 10 milliards de dollars qui sont dépensés chaque année pour mettre en œuvre cette loi. C’est un montant énorme ! Et le gouvernement ne peut arguer qu’il n’a pas l’argent. Il doit le trouver. »

« Les plus pauvres ont compris qu’elles et ils ne pouvaient être mis de côté, ajoute Aruna. Et on compte 70% de femmes parmi les résistant·e·s. Notre nombre est notre force. Nous n’avons pas d’argent, mais nous avons le nombre. »

Bien sûr, il s’agit d’une lutte à poursuivre : « Il y a des contradictions dans notre système démocratique et nous ne pouvons attendre la révolution pour toujours. La révolution arrive à travers plusieurs petits pas, pourvu que l’on continue à garder la perspective du plus grand pas à venir », selon Nikhil. Il poursuit : « Ces lois sont toujours contestées par les pouvoirs en place, parce qu’elles vont à l’encontre de leurs intérêts, mais la Cour suprême continue d’appuyer leur validité. Après 2005, les citoyen·ne·s sont devenus au cœur de ces lois. Il y a de très fortes inégalités et les personnes au pouvoir tentent d’abolir ces lois, mais ce n’est pas possible parce que les gens sont unis. »

La solidarité internationale ?

« Même si les circonstances dans lesquelles nous vivons diffèrent, partout les crises sont similaires pour les citoyen·ne·s. Ce qui les affecte, ceux qui les affectent sont similaires, alors il y a beaucoup à apprendre des luttes et des situations de chacun. Si les solutions existent, c’est bien dans les communautés les plus pauvres, qui fonctionnent de manière équilibrée afin qu’il y ait quelque chose pour tout le monde, sans détruire l’environnement », dit Nikhil. « Avant, nous devions mener des luttes simples, dans le cadre de notre pays, de nos lois, nos organisations sociales, enchaîne Aruna. Aujourd’hui le pouvoir vient d’une source qui est trop éloignée, parfois déguisée, qui rend difficile de tout démêler. »

Elle conclut : « Si l’oppression est faite par des compagnies multinationales qui n’ont pas de frontières, pourquoi devrions-nous en avoir ? Le slogan « Travailleurs et travailleuses unis du monde entier » devra renaître et être réinventé. Les travailleuses et travailleurs à travers le monde, nous devons nous battre, parce que l’ennemi est maintenant interrelié et présent partout. Comment pouvons-nous demeurer séparés ? La logique des multinationales est ce qui rend réelle la logique de la solidarité ouvrière internationale. »

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