L’étau des privatisations

No 11 - oct. / nov. 2005

La feuille de route des néolibéraux

L’étau des privatisations

par Serge Halimi

Serge Halimi

Quelle technique a-t-elle permis d’imposer la mise en concurrence, voire la privatisation, d’entreprises publiques, de faire accepter la fermeture définitive de nombre de bureaux de poste et de gares, de remettre en cause la gratuité de la santé et de l’éducation, de transformer la fonction publique en un archipel d’agents concurrents et menacés ? Le tout presque sans « débat ». Pour cela, il a suffi de construire un corridor de « réformes » à l’intérieur duquel une porte se verrouille sitôt qu’on en franchit le seuil, pour conduire à une autre qui s’ouvre à mesure qu’on s’en rapproche. Puis, comme le dit la chanson, assez vite « on n’a plus assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens. Alors il faut qu’on avance ».

La fatalité du « il n’y a pas d’alternative » accomplit son office ; la volonté se trouve d’autant plus désarmée qu’on lui a retiré ses armes et qu’on pratique sans relâche la tactique de la terre brûlée. La destination ne se découvrira qu’au bout de la route. Au final, il s’agit bien d’un projet révolutionnaire, d’un grand bond en arrière, mais dont le mouvement d’ensemble est produit par un enchaînement d’étapes intermédiaires. On ouvre les frontières parce que « le monde a changé », qu’on n’est ni protectionniste ni nationaliste ; on privatise parce que le monopole public contredirait la concurrence qui déboule avec l’ouverture des frontières ; on sacrifie l’emploi et le service public parce qu’une fois qu’on a privatisé, il faut bien s’armer pour lutter contre la concurrence. « Libre-échange », « taille critique », « alliances », « rentabilité », « création de valeur » constituent autant de pièces d’un Meccano dont les architectes ont imaginé d’avance quel château fort celui-ci construirait.

M. Seillière ignore l’ « infirmerie »

La feuille de route libérale ne jure que par « le pragmatisme » et « la voix du bon sens ». Pour compenser les déficits budgétaires, il faut privatiser. Pour vendre les entreprises publiques à bon prix, il faut attirer les investisseurs étrangers. Pour attirer les investisseurs étrangers, il faut réduire les salaires et les « charges ». Ensuite, la couverture sociale des travailleurs devient trop généreuse dans le nouveau monde concurrentiel ainsi créé. L’explosion du chômage et de la précarité, mais également la désyndicalisation, qui pour partie en découle, permettent de faire taire les protestations (« corporatistes ») de ceux qui disposent d’un emploi et d’une bonne protection sociale. Dès lors qu’en se taisant ils démontrent leur « sens des responsabilités », on ne saurait accepter très longtemps que les chômeurs les narguent en étant presque autant payés qu’eux, à ne rien faire. On durcit donc les contrôles les concernant [1]. Sans oublier, au passage, de réduire leurs allocations, trop porteuses d’une culture de l’ « assistance » et de la dépendance. En 1998, le très affectueux Ernest-Antoine Seillière, à l’époque président du Mouvement des entreprises de France (Medef), l’avait expliqué : « On ne peut pas mener les combats d’aujourd’hui avec un regard concentré sur l’infirmerie [2]. »

Les libéraux, on l’a vu, ne se désintéressent pas pour autant de la santé collective. En ce domaine, comme en matière d’éducation, la « progression logique » d’un système public et gratuit vers une industrie largement privée et financée par des assurances ou par des prêts bancaires commence par invoquer le système centralisé qui ne marche pas, qui est bureaucratique, en faillite, inégalitaire. Il convient de décentraliser l’édifice – « proximité » oblige –, d’abandonner aux régions la « responsabilité » de leurs budgets, de créer un marché de l’éducation ou de la santé afin de fixer des prix qui permettront de contrôler et d’orienter la gestion. Cela fait, il conviendra vite tantôt de fermer des hôpitaux (ou des écoles, ou des bureaux de poste) dont on a découvert qu’ils n’étaient pas rentables, tantôt de nouer des « partenariats » avec des entreprises locales, tantôt de revenir sur la gratuité des soins et des études, tantôt de déléguer au privé une part croissante des tâches d’éducation ou de santé, dorénavant éclatées en particules de plus en plus petites.

On y parviendra d’autant plus facilement qu’on aura préalablement expliqué qu’il est préférable de ne conserver que le cœur du métier, qu’il n’est pas nécessaire que ce soit des fonctionnaires qui assurent le gardiennage, le nettoyage, la restauration, qui fassent les photocopies, construisent et dépouillent des questionnaires, s’encombrent d’un parc automobile et gèrent les frais de personnel, forment des pilotes d’hélicoptère. À l’issue de ces évaluations incessantes et de ces délégations successives – des embarras de trésorerie aussi –, on se débarrasse d’activités autrefois organisées par l’État. « Toutes les missions qui peuvent être exercées par le secteur privé devront être privatisées », avait annoncé en 2004 le premier ministre français, dont le secrétaire d’État à la réforme de l’État précisait : « Notre stratégie est de recentrer l’État sur ses missions essentielles et de céder au privé toutes les autres, notamment logistiques » [3]. En Irak, l’armée américaine a même sous-traité des tâches liées à la conduite de la guerre et à la collecte (un peu vigoureuse) de « renseignements »...

Quand il était ministre des Finances, M. Francis Mer fit appel à des cabinets de conseil privés pour réfléchir… au meilleur moyen de supprimer 30 000 emplois de fonctionnaires ! Ceux qui échappent à la hache se sentent en sursis : dès que possible, on remettra en cause leur statut, leur sécurité d’emploi, auxquels on substituera un contrat à durée déterminée de droit public, puis privé. M. Christian Blanc, député UDF, s’est déjà déclaré favorable à la suppression en France du statut de la fonction publique hérité de la Libération.

«  La consigne passée à tous les ministres est stricte, écrivait le magazine L’Expansion à propos de la France : ne remplacer qu’un départ en retraite sur deux. Un objectif ambitieux qui, s’il est suivi, permettrait théoriquement en huit ans de réduire de 300 000 le nombre de fonctionnaires et d’économiser en 2012, selon le sénateur UMP Philippe Marini, 12 milliards d’euros » [4]. Ici, l’idée que le fonctionnaire représente pour le contribuable autre chose qu’une charge mais, par exemple, une infirmière qui le soigne, un pompier qui le secourt, un enseignant qui instruit sa progéniture, un inspecteur du travail qui le protège de l’arbitraire patronal, n’est pas suggérée. Un coût, c’est tout.

En Suisse, « pour être plus compétitif et changer de culture », l’Office fédéral du personnel s’est, selon ses propres termes, «  approprié les outils du privé » : la garantie de l’emploi des fonctionnaires a ainsi été abolie en novembre 2000. Une coalition de gauche a généralisé une pratique identique en Italie : autonomie de gestion des responsables administratifs, individualisation des tâches, rétribution à la performance. Désormais, « seuls 15 % des emplois publics demeurent dans le giron de l’État (magistrats, avocats et procureurs d’État, militaires, policiers, diplomates, professeurs d’université), pendant que tous les autres passent, en moins de deux ans, sous contrat privé, même s’ils restent payés par l’État  » [5]. En Nouvelle-Zélande, le nombre des fonctionnaires est passé de 71 000 en 1988 à 32 900 en 1996. Ils travaillent davantage avec moins de ressources ; leur charge a été accrue et leur sécurité d’emploi supprimée.

Une fois métamorphosé et redéployé vers des missions d’ordre et de sécurité intérieure, l’État devient moins susceptible d’endiguer un jour l’expansion de la loi marchande. Pour les libéraux, la privatisation, en bloc ou par tranches, présente également l’avantage d’amoindrir le pouvoir de résistance des syndicats, ce qui permettra de dégager la voie pour les « réformes » suivantes. La revendication sociale s’est en effet souvent adossée à des entreprises publiques, plus syndicalisées que les autres, dont les grandes grèves ont rythmé l’histoire de la France (Charbonnages en 1963, Régie Renault en 1968, SNCF et RATP en 1995). Quand, en 2004, l’Assemblée nationale a accepté que la majorité du capital de France Télécom passe sous contrôle privé, le député UDF Jean Dionis du Séjour, membre de la Commission supérieure du service public des postes et télécommunications, précisa en passant : « Le texte prévoit la normalisation des instances représentatives du personnel. En clair, les syndicats, qui participaient au conseil d’administration de France Télécom, n’en feront plus partie » [6]. Causes et conséquences sont souvent liées dans l’enchaînement du projet libéral : la faiblesse des organisations ouvrières favorise l’imposition de la flexibilité de l’emploi, laquelle à son tour nuit au recrutement syndical. « Si nous voulons entretenir le moindre espoir d’un retour à une économie de liberté, la question de la restriction du pouvoir syndical est une des plus importantes », prévenait Friedrich Hayek dès le printemps 1947 [7]. Même le découragement et la défaite, ça se construit. Les néolibéraux sont de grands architectes…

Bientôt, conformément à leurs desseins, une société privée se charge du ménage, une autre de l’informatique, une troisième de la communication d’entreprise. En multipliant les employeurs et les régimes d’embauche, on a attaqué la solidarité entre les agents et les métiers. On avance encore en généralisant le système des primes au mérite, c’est-à-dire en individualisant les rémunérations. Ce qui devient privé le restera, ce qui reste public a vocation à être privatisé la fois suivante, lors d’une nouvelle campagne politico-médiatique d’affolement liée au « trou de la Sécurité sociale » ou à la « faillite » du système éducatif. Mais nul ne propose de renationaliser une chaîne de télévision privée pour endiguer le déferlement de médiocrité dont ses programmes donnent l’exemple...

Progressivement, la logique lucrative envahit le public, dont la mission principale était de satisfaire des besoins collectifs [8]. Évaluation, restructuration, délégation de mission : les compagnies sous-traitantes auxquelles on fait appel sont souvent d’autant plus concurrentielles que leurs personnels ne bénéficient pas du statut « privilégié » des fonctionnaires et ne s’encombrent pas de syndicats. Au bout de la route, une fois que les entreprises et les services publics ont perdu leur spécificité (tâche, personnel) et qu’on leur enjoint avant tout de faire des bénéfices, la voie de leur liquidation est grande ouverte. Et à supposer qu’un jour le nom de la société, trop hexagonal – Air France, EDF, France Télécom (accents compris) –, indispose les investisseurs étrangers, rien n’empêchera d’en changer, un peu comme on efface derrière soi les traces d’une jeunesse dissolue.

Moulins à propagande

C’était hier. La poste, l’électricité, l’éducation, la santé n’étaient pas des unités de production cherchant à réaliser plus de profits que leurs concurrents. Elles n’avaient pas de concurrents. Administrations d’État ou services publics, leur mission consistait à acheminer le courrier, l’électricité, à garantir l’éducation, la santé des populations. Sans écarter les plus isolées, les moins rentables. On ne calculait pas trop ces choses-là. Le marché occupait un périmètre assigné à l’intérieur d’une économie mixte. On savait qu’il n’était pas bon à tout faire. Ni à se soucier d’égalité d’accès à l’éducation et à la santé. Ni à organiser l’aménagement du territoire. Ni à investir dans des activités vitales dont les espoirs de rentabilité dépassent l’horizon temporel des marchés financiers. Ni à apprécier le coût pour la collectivité de décisions individuelles uniquement profitables du point de vue des entreprises qui les prennent. Ainsi, quand on intègre dans le prix de l’acheminement en camion le risque d’accident de la route et la certitude de la pollution, le transport routier cesse de coûter moins cher que le fret ferroviaire, et le déficit de ce dernier secteur apparaît moins redoutable. S’il y a « concurrence » entre rail et route, la société a en effet intérêt à subventionner le fret et à imputer aux poids lourds, machines à produire du gaz à effet de serre, la responsabilité d’une partie des effets de la canicule, victimes comprises [9].

La « société ». Ce mot déplaisait à Mme Margaret Thatcher. Les libéraux préfèrent ne connaître que des individus. Leur vision de la propriété publique en découle. «  Quand tout le monde possède quelque chose, personne ne le possède, et personne n’a intérêt à le maintenir en état ou à l’améliorer, expliquait Milton Friedman en 1990. C’est pourquoi les immeubles soviétiques – et les HLM aux États-Unis – ont l’air délabrés un an ou deux après leur construction » [10]. Une telle logique aurait toutefois semblé moins imparable à M. Friedman s’il avait voyagé en train au Royaume-Uni depuis que cette activité y a été confiée au privé. Mais le libéralisme eût alors peut-être perdu dans un accident ferroviaire l’un de ses avocats les plus coriaces.

« Le système public ne reculera que pris en tenaille entre des déficits devenus insupportables et des ressources en voie de rétraction » [11]. Énoncés par Alain Minc il y a vingt ans, l’aveu et la recette tenaient un peu du plagiat. Aux États-Unis, Ronald Reagan avait en effet déjà réduit les impôts directs pour créer d’énormes déficits, lesquels lui servirent ensuite de prétexte au démantèlement de l’État social. Simultanément, il s’employa (« nouveau fédéralisme ») à déléguer aux autorités locales des services et des administrations publiques, mais sans leur offrir les moyens de les mettre en œuvre. À elles de tenir la sébile ou le couteau. MM. Bush et Villepin n’ont rien inventé.

L’enseignement supérieur gratuit est à son tour engagé de force dans le corridor des réformes par l’insuffisance des dépenses publiques. Annuellement et par étudiant, elles sont passées au Royaume-Uni d’environ 8 000 livres (12 000 euros) en 1990 à environ 5 000 livres (7 500 euros) dix ans plus tard [12]. M. Blair préfère néanmoins faire payer les usagers. Les droits d’inscription universitaires ont ainsi triplé en 2004-2005 ; ils peuvent dorénavant atteindre 3 000 livres par an (4 500 euros). « Partout dans le monde, se réjouit l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l’enseignement supérieur est soumis à des pressions en faveur du changement. (…) Dans cet environnement plus complexe, il n’est plus désormais opportun que les pouvoirs publics gèrent directement ce secteur, les mécanismes du marché étant souvent plus efficaces que les administrateurs pour réguler l’offre et la demande de divers types de formation assurés à une variété de clients  » [13].

Présenté comme une évidence par les moulins à propagande de la presse – qui ne tardent jamais à publier les palmarès des hôpitaux, lycées, universités, compagnies de téléphone –, le choix de la libéralisation a rarement été entériné par un vote populaire. Presque chacune des grandes privatisations britanniques a suscité l’hostilité préalable d’une majorité du peuple. Interrogés sur la vente des forêts domaniales de leur pays, 79 % des Néo-Zélandais s’y déclaraient opposés ; 4 % seulement l’approuvaient. Le programme ultralibéral dont M. Alain Madelin fut l’avocat lors de l’élection présidentielle française de 2002 ne recueillit que 3,91 % des suffrages exprimés. Pourtant, la plupart des industries et des services publics au Royaume-Uni ont bien été privatisés, tout comme les forêts domaniales néo-zélandaises. Quand le second mandat de M. Jacques Chirac s’achèvera, dans dix-huit mois, c’est le programme de M. Madelin qui aura été le mieux exécuté, pas les promesses présidentielles relatives au combat contre l’« insécurité » ou à la résorption de la « fracture sociale ». Et d’ailleurs, quelques semaines après le refus par une majorité des Français d’une Constitution libérale pour l’Union européenne, quel homme politique M. de Villepin a-t-il présenté à la tête de l’OCDE ? M. Madelin, bien sûr.

La privatisation du monde correspond à une logique censitaire. Elle confie en effet tous les pouvoirs économiques et sociaux – la clé de toutes les entreprises et de tous les services, de toutes les possibilités de recruter et de déterminer le niveau des salaires, de sauver ou de condamner des collectivités – à ceux qui déjà disposent des privilèges de la naissance et de la fortune. La démocratie, le suffrage universel, le syndicalisme, qui permettaient d’équilibrer cette puissance du capital en lui refusant le droit de contrôler seul des domaines essentiels de l’activité humaine (école, santé, fiscalité, emploi, culture, transports), a toujours été perçue comme un obstacle, voire une « persécution » par les directions d’entreprises privées et par les actionnaires. Ils n’ont désormais pas grand chose à redouter des hommes politiques qui se succèdent pour les combler de nouveaux avantages. Cela ne leur suffit pas. Pour s’assurer que leur Eden ne s’interrompra pas de sitôt, ils préfèrent que la puissance publique perde définitivement les moyens de les contraindre, si par miracle il lui en prenait demain la fantaisie. La privatisation de l’économie, la libéralisation de la finance, le libre-échange, l’affaiblissement du syndicalisme, la domination de l’information et de la culture par des multinationales leur permettent de dormir tranquilles. Mais d’autres qu’eux ont précédemment nourri l’illusion d’une histoire apaisée et le vertige d’un système de domination installé pour l’éternité.


[1Au Royaume-Uni, les « clients » demandeurs d’emploi doivent rendre compte chaque semaine à leur « conseiller » de leurs démarches pour retrouver du travail. « Si un chômeur britannique n’accepte pas le poste qu’on lui propose dans son domaine de compétence, nous suspendons immédiatement ses indemnités », précise la directrice d’un job center. Même chose au Danemark.

[2Ernest-Antoine Seillière, France 2, 22 janvier 1998.

[3« Fonctionnaires : ce qui les attend », L’Expansion, avril 2004.

[4Ibid.

[5Cécile Cornudet, « Réforme de l’Etat : les “recettes” étrangères », Les Échos, 24 sept 2003.

[6Le Figaro, 20 octobre 2003.

[7Cf. Le Grand Bond en arrière, Fayard, Paris, 2004.

[8Lire l’enquête de Gilles Balbastre, « À La Poste aussi, les agents doivent penser en termes de marché », Le Monde diplomatique, octobre 2002.

[9Cf. Serge Latouche, « Moins loin, moins vite », La Décroissance, n° 21, Lyon, mai 2004.

[10Milton et Rose Friedman, Free to Choose, Harcourt, Orlando (Floride), 1990, p. 24. C’est au nom du même raisonnement que certains libéraux recommandent la privatisation des troupeaux d’éléphants africains afin de les protéger des braconniers.

[11L’Expansion, 2 novembre 1984.

[12« Drowning spires », The Economist, 29 novembre 2003.

[13OCDE, Analyse des politiques d’éducation, 2003, p. 66.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème