L’excès

No 11 - oct. / nov. 2005

L’excès

Entrevue cybernétique avec le poète Martin Codron

Christian Brouillard

Il peut sembler futile et dérisoire, à une époque où les défis sociaux et écologiques posés par la mondialisation capitaliste interpellent plus que jamais ceux et celles engagées dans le combat pour changer l’ordre des choses, d’écrire un poème ou de pratiquer un art. Pourtant, dans cette société où la marchandisation de plus en plus poussée réduit tous les moments de la vie à n’être plus que de simples opérations comptables, la poésie constitue une aberration « non rentable », un excès dans la banalité quotidienne. Excessif, le poète interpelle le public pour mettre en cause cette vie et ce langage normalisés dans lesquels nous baignons.

Excessif, le poète peut cependant tomber dans le piège de jouer le rôle du personnage « maudit » qui n’a plus de comptes à rendre à ce Monde. Illusion que dénonçait Paul Eluard (poète surréaliste français) en 1936, en écrivant : « Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune. »

Nouvel instrument de cette vie commune, le Net peut permettre des rencontres inattendues. C’est au hasard d’une navigation que nous avons pris contact avec Martin Caudron, militant et poète français qui a publié, sur le Web, deux recueils : Rimes rouges et Cyberpoèmes. Une entrevue « virtuelle » donc, mais avec des retombées très concrètes…

Les deux faces de l’art. « Ancien militant dans l’extrême gauche, j’en suis arrivé au constat que les formes de mobilisation actuelles ne sont plus suffisantes. Les manifs c’est bien comme les tracts, mais souvent, on ne prêche qu’aux convertis. Je pense que pour faire changer les choses, il faut plusieurs médiums et que l’on ne peut pas marcher sur une seule jambe. Je crois que l’art peut être un moyen, un outil pour combattre le système. Seulement, l’art, c’est son autre face, est largement dévoyé par les groupes industriels et le constat est flagrant dans l’industrie du disque où la plupart des productions sont de la véritable merde. En ce qui concerne la poésie, ce n’est pas un secteur « vendeur » pour les capitalistes et accrocheur pour les masses aujourd’hui. À cela, il y a plusieurs raisons. La poésie s’est formatée en chansons et c’est évidemment plus plaisant d’écouter des paroles en musique que de lire un livre, c’est moins fatigant. Autre raison, après avoir été sur plusieurs forums de poésie, je remarque que la plupart des gens font et refont toujours du Baudelaire et du Rimbaud en essayant strictement de suivre les traités de prosodie ou, alors, d’ignorer leur existence. Dernier facteur, l’intelligentsia parisienne ne publie que les copains et les copines, bref, dès que l’on n’est pas dans le « milieu », pas de publication et cela est vrai pour d’autres arts... Selon moi, la poésie doit être indissociable de la politique. C’est pourquoi sur mon site, outre mes poèmes et ceux d’invités, se trouvent aussi des liens politiques.
Partant de là, on m’a souvent accusé de présenter des écrits trop sombres, trop engagés et enragés, mais ce n’est qu’un reflet de la réalité et qu’une partie de mon travail. Ainsi, si mon recueil Cyberpoèmes était plutôt sombre, Rimes Rouges était teinté d’espoir car il appelle aussi au soulèvement, à l’action et à la révolution… »

L’art comme force de changement. « L’art se doit d’être révolutionnaire face à l’art lui-même, mais aussi face à la société. Car la culture dominante est celle de la classe dominante... Révolutionner cette culture, c’est déjà tracer des chemins vers une autre culture, voire une autre société. Cela ne peut se faire en autarcie, en coupant le culturel du social. »

Une poésie urbaine critique. « Cyberpoèmes est, effectivement, une critique de l’Urbain et de la mégapole... Mais il faut prendre conscience que toutes les décisions économiques et politiques (en France) sont prises à Paris, la mégapole, et qu’en quelque sorte, c’est une critique de ces centres de pouvoir. L’Urbain, c’est aussi l’individualisme poussé à son paroxysme, le règne de la marchandise, de la finance… mais aussi, paradoxalement, le centre des luttes sociales. »

Sur le contrôle social. « Je n’avais pas remarqué que le contrôle social était un thème que j’abordais souvent dans mes poèmes. Mais qui dit contrôle dit domination... Effectivement, j’ai l’impression qu’un contrôle s’exerce constamment sur nous, à un niveau ou un autre, et les nouvelles technologies permettent cela. Les cartes de paiement et les téléphones sont contrôlés grâce à l’électronique, les voitures sont contrôlées, au travail des mouchards contrôlent les salariés... et ne parlons pas d’Internet... Contrôle des allées et venues des gens pour le seul compte de la domination d’une minorité... on ne peut pas bouger un doigt sans savoir ce que l’on fait... Nous sommes devenus des numéros, des numéros de Sécu, des numéros dans l’entreprise, des numéros dans la société... Dans les entreprises, certains salariés ont peur de bouger, de manifester leur ras-le-bol, ne serait-ce que parce qu’ils ploient sous les dettes... Si cela n’est pas une forme de contrôle, qu’est-ce que c’est ? »

Le principe espérance. « Pour moi l’espérance viendra de la révolution, je ne vois pas autre chose... Mais le problème est que, lorsqu’on parle de révolution, tout le monde n’est pas d’accord sur la forme qu’elle peut prendre. Et puis, cela rappelle trop les images de 1917 et l’on dit que c’est pas beau, que c’est violent... Mais, merde, faut se réveiller ! Le capitalisme est un système violent et, chaque jour, des enfants meurent à cause des connards du Medef (Conseil du patronat français) et du capitalisme américain. »

Des poèmes enracinés dans la vie. « Est-ce que mes poèmes sont conçus à partir d’expérience concrète et de souvenirs ? Comme je le disais plus haut, pour moi, l’art ne doit pas se dissocier de la réalité. En tant que travailleur, je pense que je subis moi-même l’aliénation et l’attirance de la pub ; je subis aussi la contradiction entre le désir de liberté et le fait de devoir travailler pour un patron... Alors, oui, le côté social de mes poèmes est directement tiré de mon expérience. Mon inspiration vient directement du quotidien. Cependant, il y a aussi une grosse partie liée à un travail de documentation, reliant mon expérience propre avec celle de d’autres... »

Thèmes de recherche Arts et culture, Littérature
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