Dossier : Quand l’art se mêle (…)

Dossier : Quand l’art se mêle de politique

La neutralité n’existe pas

Étienne Beaulieu

La tentative de séparer l’art du politique en prétendant à la neutralité ne résiste à aucun examen historique ou sociologique. Cette supposée neutralité est une création de la deuxième moitié du 19e siècle et un héritage médiéval qui se révèle une manière de consolider le pouvoir d’une bourgeoisie alors en pleine ascension. Les enjeux du 21e siècle sont évidemment tout autres.

Dans le débat entourant les spectacles SLAV et Kanata et dans la foulée de la démission de Vanessa Courville de son poste directrice de la revue XYZ au cours de l’été 2018, on a vu se développer dans les pages du Devoir, sous les signatures de Patrick Moreau (30 juillet) et de David Dorais (23 août), un argumentaire visant à conférer une certaine forme de neutralité au domaine artistique en regard de la politique et des idéologies. Or, il faut être le plus clair possible en ces matières, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, malgré leurs prétentions, la littérature et l’art n’échappent jamais au politique. Surtout pas quand elles se prétendent « neutres » et apolitiques, encore moins lorsqu’elles se veulent un refuge ou une retraite hors du monde.

Le style n’est jamais neutre

Le refuge moderne dans le style, par exemple dans le courant de l’art pour l’art ou chez des écrivains comme Flaubert ou Baudelaire (auxquels se réfèrent explicitement Moreau et Dorais), le style, supposément coupé de toute idéologie, constitue une idéologie à part entière qui s’ignore le plus souvent elle-même. La neutralité n’est encore ici qu’un effacement des marques évidentes de la domination sociale (bourgeoise cette fois), il n’est qu’une récupération et un recyclage laïcs des pouvoirs anciens autrefois dévolus aux ordres religieux.

Mieux encore : le style n’est jamais neutre, comme l’a montré Marielle Macé [1], puisqu’il ne concerne pas seulement un arrangement de syllabes, mais s’opère suivant une manière de penser et d’être. En un mot, le style est une forme de la vie avec les autres, il s’adresse aux autres, il vise à convaincre et à séduire l’autre. En apparence purement esthétique, le style se révèle une question éthique et politique de part en part. Il ne saurait donc constituer un quelconque refuge dans le monde supposément éthéré de l’art.

Exclure le peuple

Chaque fois qu’émerge dans l’histoire une prétention à s’extirper du siècle, on peut voir facilement le trucage idéologique. Il faut congédier toute naïveté et bien mettre en lumière qu’il ne s’agit que d’une variante rhétorique de rapports de domination. Pas seulement parce que les ordres étaient le fait d’une noblesse évidemment exclusive, qui repoussait le peuple en périphérie du pouvoir selon l’idéologie de la répartition sociale entre laboratores (ceux qui travaillent), bellatores (ceux qui se battent) et les oratores (ceux qui prient) [2]. Pas seulement parce que toute expression artistique implique un partage du sensible [3] (le sensoriel aux uns, démunis, le rationnel aux autres, dominants), qui reproduit et génère de l’exclusion sociale. Mais surtout parce que la maîtrise des codes que supposent la littérature et l’art est le fait d’une distinction qui confère aux manipulateurs de ces signes spéciaux un pouvoir qui requiert une longue initiation et donc un clivage social indéniable.

Le déclassement social

Le processus d’accession à la domination prend le plus souvent quelques générations, aussi n’apparaît-il pas évident aux bénéficiaires de cette promotion sociale. Mais quiconque franchit cette frontière de son vivant même en subit les conséquences de façon souvent brutale. Ce dont témoigne éloquemment toute l’œuvre de l’écrivain contemporain Pierre Bergounioux, né en plein Limousin, au cœur même de la France d’aujourd’hui, où l’on ne parlait encore que le patois jusqu’à tout récemment, et qui apprend à la dure le français à l’école du village, ce qui le repousse soudainement hors de son milieu social d’émergence. Une autrice contemporaine telle qu’Annie Ernaux a raconté dans beaucoup de ses récits, par exemple dans La place, de quelle façon faire de hautes études et devenir écrivaine l’a éloignée irrémédiablement des siens.

C’est là une conséquence directe de la démocratisation de l’éducation, qui a pour noble but, comme le disait déjà Victor Hugo en 1856, de « mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire  [4] », et qui s’inscrit dans le vaste courant pluriséculaire des réformes des lois Ferry, de l’éducation obligatoire sous le gouvernement d’Adélard Godbout, du rapport Parent et de toutes ces tentatives de donner au plus grand nombre au moins la chance de pouvoir maîtriser à son tour les codes par lesquels a été opéré leur exclusion même.

L’effet direct de cette démocratisation peut se lire dans la prise de parole des exclus, qu’il faut accueillir comme un nouveau pouvoir aussi légitime que celui qui se prétend en dehors de toute idéologie alors qu’il n’en est que le bénéficiaire. Les taxer d’idéologues en se réfugiant dans une supposée neutralité de l’art n’est qu’une manière de perpétuer leur exclusion.


[1Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 1996.

[2Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.

[3Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.

[4Les contemplations, « Réponse à un acte d’accusation », 1856.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème