Dossier : L’utopie a-t-elle un (…)

Dossier : L’utopie a-t-elle un avenir ?

« Oui, nous avons le soleil... »

Communes et utopie au Québec

Christian Brouillard

Dans la foulée des luttes sociales qui ont explosé durant les années 1960-1970 en Occident, diverses tentatives de remettre en cause la culture dominante ont émergé, laissant, par la suite, des traces non négligeables dans les mémoires collectives. Dans ce bouillonnement des pratiques et des tendances critiques qui marquèrent cette époque, nous nous pencherons plus précisément sur la «  Contre-culture  » et une de ses manifestations concrètes, le mouvement des communes qui toucha aussi bien les États-Unis, le Québec que l’Europe occidentale.

Here and now…

Officiellement, la Contre-culture naît aux États-Unis dans le milieu des années 1960, pour se répandre par la suite en Europe et au Québec. Le surgissement des courants contre-culturels est en lien avec la contestation grandissante de la guerre menée par le gouvernement des États-Unis au Vietnam et, plus largement, avec l’apparition de la jeunesse comme acteur politique. Par-delà le contexte social, il faut tenir aussi compte de toute une tradition critique, issue, entre autres choses, des avant-gardes artistiques du XXe siècle. Pour certains auteurs dont Michel Lancelot (dans son livre Le jeune lion dort avec ses dents…), les sources de la Contre-culture sont à chercher aussi bien du côté de l’Europe dans l’héritage des mouvements dadaïste ou surréaliste que de l’Amérique du Nord s’exprimant dans l’action du courant Beat (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, etc.), les œuvres de Paul Goodman (qui écrivit avec son frère, en 1947, un essai pionnier, Communitas, sur l’idéal communautaire) ou l’activisme de Timothy Leary et de ses expérimentations psychédéliques.

Définir la Contre-culture n’est pas une tâche aisée car, outre le fait que la notion de culture peut prendre différentes significations, le milieu contre-culturel, pour sa part, a été traversé d’une multiplicité de courants. Dans une étude de Marie-France Thériault portant sur la vision développée par la revue contre-culturelle québécoise Mainmise, on peut relever cette précision  : «  pour Mainmise, tout est culturel, au sens anthropologique. La culture devient la civilisation… » (Mainmise, no. 26, août 1973).

Malgré tout, on peut dégager quelques points forts : si les pratiques contre-culturelles se sont attachées à rejeter la culture officielle, c’est que cette dernière est jugée trop rationaliste (oubliant le corps et la sensualité), académique, productiviste (méprisant la nature) et autoritaire. En contre-partie, on verra dans la contre-culture une valorisation des philosophies orientales, le développement d’une sensibilité et d’une pensée environnementales, un accent mis sur le rôle que peut jouer la musique rock dans l’élaboration d’une nouvelle culture et la tentative d’expérimenter des relations sociales plus libres et égalitaires permettant «  l’affirmation du moi » (W. Reich). Il faut ajouter que pour les contre-culturels, le changement ne devait pas advenir «  à la fin de nos jours  », mais se vivre ici et maintenant. Cette prise de position pour le «  Here and now  » explique les tentatives des mouvements contre-culturels de créer, en marge de la société dominante, un espace libéré où pourrait se déployer une nouvelle vie. C’est là le sens du mouvement des communes.

Commentant l’action de Pierre Maheu, un des fondateur du groupe Parti pris au début des années 1960, fortement engagé, en 1975, dans la commune de Morin Heights, Paul Chamberland écrit  : «  Sa vision l’inclinait fortement du côté d’un territoire vierge, “en plein bois”, loin des centres urbains, de manière à faire advenir, sans délai, une enclave de “Terre libre”, de Terre nouvelle, résolument retranchée de l’ancien monde [1] . » Créer une nouvelle vie dans le cercle clos des communes, ce sont là des traits qui relèvent de l’utopie.

Utopie et Paradis perdu

Cependant, il faut ici nuancer. S’il n’y a pas d’utopie sans communes ou nouvelles cités, ces dernières, dans le discours utopique classique, doivent être organisées rationnellement. Or, la Contre-culture relativise fortement la Raison au profit d’autres approches comme celles portées par les philosophies d’Orient ou celles des Premières Nations dont les concepts centraux sont la Nature et la Terre. Ce n’est donc pas totalement à tort qu’on a vu dans la création des communes un retour à la terre. Plus qu’une utopie alors, un Retour au Paradis perdu où l’humain était en contact direct avec la Nature ? Oui, mais si, pour certains, cela se traduira par l’adoption d’un mode de vie «  primitif  », pour d’autres, l’Eden pourra se construire sans pour autant rejeter la totalité des nouvelles technologies dont l’électronique  : «  Nous avons l’intention de construire un Tibet électrique » (Mainmise).

Le Paradis perdu ne sera cependant pas au rendez-vous. La Nature se révélera moins accueillante que prévu, le travail de la terre n’étant pas chose facile. Malgré «  le soleil qui chaque jour nous émerveille  » comme chantait Plume Latraverse, d’une manière ironique mais pas totalement dénuée de tendresse, «  On n’a pas l’eau courante dans la cuisine/On n’a rien que deux cochons pis une jument  » (Le retour à la terre). Et puis, surtout, briser de vieilles habitudes culturelles, tout en tentant de réinventer les relations sociales et personnelles, représente un processus de longue haleine qui peut en faire fuir beaucoup. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit, marquant le déclin, à la fin des années 1970, du mouvement des communes.

Une expérience sans lendemain ?

Alors, quel bilan peut-on tirer de cette expérience ? Certes, la Contre-culture s’est diluée dans un mysticisme sirupeux, un «  new age » aseptisé et apolitique où «  l’affirmation du moi  » cadre maintenant assez bien avec les valeurs néolibérales dominantes. Cependant, comme bien d’autres tentatives de changement dans l’histoire, la Contre-culture n’est pas sans avoir laissé des traces dans les mémoires collectives, notamment au Québec.

Le souci de l’environnement, un certain scepticisme envers la notion de «  progrès  » ou encore la libéralisation des mœurs, sans être exclusivement issus de la Contre-culture, en portent largement la trace.


[1Dans le texte de présentation de Pierre Maheu, Un parti pris révolutionnaire, Montréal, Parti pris, 1983.

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