Vérité et réconciliation à l’école. Les défis de la guérison

No 90 - décembre 2021

Éducation

Vérité et réconciliation à l’école. Les défis de la guérison

Entretien avec Rachel Cloutier et Mélissa Céré-Morais

Wilfried Cordeau

La découverte de 215 sépultures d’enfants autochtones au pensionnat de Kamloops au printemps dernier a rappelé avec stupeur que le système scolaire avait été le rouage privilégié de l’entreprise coloniale canadienne. Or, aujourd’hui, il est appelé à devenir la clé de voûte de la réconciliation. Immense, mais incontournable défi dont j’ai voulu discuter avec Rachel Cloutier et Mélissa Céré-Morais, enseignantes autochtones.

Les mouvements autochtones des dernières années et les commissions d’enquête successives ont fait consensus : le système d’éducation canadien a doublement échoué dans sa prétention moderne et civilisatrice, d’abord par la politique des pensionnats, en arrachant les enfants à leurs communautés pour tuer le « sauvage » dans leur cœur et leur âme ; ensuite en répandant la méconnaissance, voire le mépris dans les programmes et la culture scolaires destinés au reste (majoritaire) de la population. Instrument d’un génocide culturel, le système scolaire doit être transformé afin de devenir celui de la réconciliation. Faute d’en être consciente, l’institution porte cependant encore une oppression systémique. Quels obstacles faut-il lever pour cheminer vers la guérison ? Ayant l’expérience d’une scolarité et de l’enseignement à Montréal, Rachel et Mélissa témoignent des défis de l’école québécoise.

Une trame autochtone incomplète

D’abord, l’image que dépeint et véhicule l’école québécoise s’avère incomplète et figée dans une autre époque. « En tant qu’élève, je sentais qu’il y avait un malaise : on passait vite sur les réalités autochtones, on s’en tenait au programme ou au manuel. Même aujourd’hui, on compte une poignée de chapitres qui abordent les réalités autochtones durant le primaire, et on met encore l’emphase sur les années 1500 et la colonisation. Ce ton n’est plus adéquat, on n’a pas accès à l’envers de la médaille, l’histoire est racontée dans une perspective de gagnants, et on reste dans le passé lointain alors que l’histoire récente est pleine de réussites et de luttes autochtones constructives », déplore Rachel.

Surchargés, les programmes laissent croire qu’on ne peut que survoler, voire esquiver les réalités autochtones. « On dirait que c’est fait pour passer par-dessus la réalité autochtone. C’est sûr qu’on se sent invisibles, après, parce qu’on n’en parle nulle part ou pas correctement  », alors que les raccourcis ou les amalgames tronquent la représentation de la spiritualité, des coutumes traditionnelles ou de la culture des diverses nations, les assimilant parfois les unes aux autres.

Les efforts ministériels de correction des contenus et programmes se poursuivent, mais ne résoudront pas tout. «  Même si le programme ou le manuel est à jour ou super bien écrit, les préjugés et les stéréotypes peuvent persister dans l’information qui est véhiculée. Cela dépend beaucoup de la personne qui enseigne : est-ce qu’elle est à l’écoute, est-ce qu’elle est sensible aux réalités autochtones ou pas ? » témoigne Mélissa. « Et est-ce qu’elle se questionne sur ses propres biais ? Parce que les gens sont bien intentionnés et veulent bien faire, sont prêts à parler des réalités autochtones, mais ils n’en connaissent que très peu et peuvent porter des idées préconçues ou des préjugés sans même le savoir, et être quand même blessants », renchérit Rachel.

« On sent que c’est difficile pour les collègues de trouver le ton juste. Lorsqu’ils ont des questions, ils ne savent pas qui appeler : il n’y a pas de ressources spécialisées ou de conseillers pédagogiques aux affaires autochtones dans les centres de services scolaires pour les soutenir », remarque Mélissa. Les deux enseignantes déplorent également le silence de la formation initiale et continue des maîtres sur les réalités autochtones.

Des impacts sur l’identité autochtone

En plus de risquer de cultiver chez les allochtones une perception partielle et biaisée, l’incomplétude des contenus peut brouiller les pistes pour de jeunes autochtones qui, coupé·e·s de leurs communautés, souhaitent y trouver des repères culturels et identitaires signifiants et structurants. Pis, les représentations véhiculées par l’école peuvent entrer en dissonance ou en conflit avec le vécu ou l’identité de familles ou de communautés parfois profondément marquées par l’expérience coloniale. « Le fait d’être autochtones avait laissé des plaies ouvertes dans ma famille, on ne voulait pas en parler. Alors je n’étais pas capable de m’affirmer, et je ne comprenais même pas ce que ça signifiait d’être autochtone, parce que certaines blessures n’étaient pas guéries. Et puis, à l’école, on écoutait Astérix et les Indiens ou Pocahontas et ça ne correspondait pas à ce que je connaissais… J’étais complètement mêlée : si je suis autochtone, est-ce qu’il faut que je le sois comme ce que les livres me montrent, que je le vive de la manière traditionnelle d’il y a des centaines d’années ? C’est quoi être autochtone, actuellement ? J’avais plein de questions et le système ne m’aidait pas à comprendre qui j’étais, et ça me mêlait encore plus… », témoigne Mélissa.

« Mon lien avec ma nation s’est fait beaucoup plus tard, vers l’âge de 20 ans, quand j’ai découvert que je pouvais et même que je devais m’y impliquer. Dire que je suis Wolastoqey, pour moi c’est une lutte pour la survie de ma nation ; donc c’est devenu une nécessité pour moi d’en être fière, de l’enseigner et de la faire connaître à tous », ajoute-t-elle.

Le défi d’enseigner en tant qu’autochtone

Cette mission n’est pas de tout repos. Les préjugés, le racisme ordinaire et les microagressions peuvent également être le lot de la vie adulte et les milieux de travail n’en sont malheureusement pas exempts. « Je me suis fait appeler l’Esquimaude ou la Squaw par des collègues, demander si je venais travailler en canot », témoigne Rachel. « J’étais choquée que des personnes qui doivent transmettre le savoir puissent être porteuses d’images fausses et stéréotypées ou d’idées préconçues. Mais j’ai réalisé que les gens ne peuvent pas raconter les vraies affaires si eux-mêmes ne se les sont jamais fait enseigner comme il faut.  » On part donc de loin, et briser le cercle vicieux de l’ignorance requiert une énergie constante. « Certains continuent de voir les Autochtones comme des gens qui se font vivre par le gouvernement dans des réserves, qui ne paient pas de taxes et ont des problèmes d’alcool… Je dois donc constamment sensibiliser, éduquer, rectifier les faits, alors des fois c’est lourd. Mais je pense que de me côtoyer, de me voir travailler à leurs côtés, m’impliquer dans la vie de l’école change leur vision des Autochtones. Les mentalités finissent par changer dans mon milieu de travail et j’ai maintenant de plus en plus d’alliés », ajoute Mélissa.

La vérité pour reconstruire

L’idée de réconciliation impose un devoir d’introspection et pose le défi de la rencontre entre deux solitudes. « Je ne suis pas à l’aise avec le terme réconciliation, parce que ça voudrait dire que les peuples sont en dispute et que chacun a des torts dont il devrait s’excuser ; on n’en est plus là. Je vois plutôt ça comme un chemin de guérison, et ça nécessite de se concentrer sur la vérité, et de faire face au passé, même si c’est difficile », selon Mélissa. « Une vérité, ça se vit à plus qu’une personne, ça doit être partagé ; c’est un souvenir et c’est aussi un souhait pour l’avenir, ajoute-t-elle. Alors il faut relever les erreurs du passé pour réfléchir au futur qu’on veut : c’est quoi la vérité commune qu’on veut pour tout le monde ? La vérité, c’est aussi qu’on est là, qu’on ne va pas disparaître, et qu’on a une place. On vit tous sur un même territoire, et on a tous à travailler ensemble pour bien vivre, et pour promouvoir la richesse de nos cultures. Dans la vérité, je vois vraiment des ponts, plus de ponts entre les Autochtones et les allochtones, plus de luttes communes et plus de reconnaissance aussi, du passé, de ce qui est arrivé », une condition pour un avenir rassembleur.

Décoloniser l’école québécoise

La tâche est nécessaire et urgente. Il faut certainement éliminer les biais historiques et la méconnaissance dans laquelle on abandonne l’ensemble des éducateurs et éducatrices, les outiller adéquatement et ouvrir des canaux ou des chantiers inusités, voire inattendus. « Il faudrait déjà avoir un gouvernement et des programmes qui nous donnent la chance et les moyens pour le faire et se défaire de certains réflexes : je pense que ce n’est plus pertinent d’enseigner comment les Iroquoiens vivaient en 1500. Il faut dire aux jeunes ce qu’est la réalité autochtone telle qu’elle est aujourd’hui, donc parler des pensionnats, expliquer ce que c’est le statut d’Indien, briser les mythes, mais aussi parler de la contribution autochtone dans le Québec moderne et de demain », souligne Rachel.

Les deux enseignantes proposent de mettre à contribution toutes les ressources pédagogiques et didactiques appropriées, depuis la littérature jeunesse jusqu’à l’art, sous toutes ses formes. Mais aussi « tout ce qui peut inclure les Autochtones et les allochtones ensemble, donc des luttes communes, des lieux communs de partage, des comités dans ou autour de l’école : conseil d’établissement, comité d’élèves, etc. Les ponts se font naturellement quand on a des lieux ou des moments de partage, de discussion. Alors, il faut les créer, les organiser, que ce soit à travers les syndicats, au sein des centres de services scolaires ou des écoles, mais aussi des projets, des événements, des ateliers  », propose Mélissa.

En définitive, il faut garder à l’esprit que « c’est essentiel d’offrir aux jeunes une éducation qui va leur donner accès à une perspective nuancée de l’histoire des Premières Nations au Québec. On pourra alors leur éviter de grandir avec des préjugés et de reproduire des stéréotypes. N’oublions pas que la médisance prend racine dans l’ignorance  », conclut Rachel.

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