Épistémologies militantes. Se réapproprier la science

Dossier : Sciences engagées

Dossier : Sciences engagées

Épistémologies militantes. Se réapproprier la science

Camille Rullán

Pour l’organisme d’origine états-unienne Science for the People (SftP), qui publie un magazine du même nom, l’objectivité et la neutralité de la science ne forment qu’un autre grand mythe permettant à la classe dominante d’instrumentaliser le savoir scientifique à son profit. En réponse, SftP veut mettre le savoir scientifique au service des gens et du changement social.

Traduit de l’anglais par Miriam Hatabi

Toutes les cultures ont leur mythe de la création, comme la Genèse, le Rigveda, Coatlicue ou même celui de la Destinée manifeste, ce mythe selon lequel la nation américaine avait pour destin de coloniser l’Ouest. En plus d’expliquer qui nous sommes et de nous offrir un récit commun, ces histoires révèlent nos préférences et nos préjugés. La science occidentale s’est développée en réponse à de tels mythes, afin de nous expliquer le fonctionnement du monde d’un point de vue supposément neutre.

À l’instar des mythes, la science a aussi ses héros : ce sont souvent des hommes qui, la plupart du temps à eux seuls, découvrent des vérités fondamentales sur l’univers. Pensons à Galilée, Newton, Darwin ou Einstein. Et si la science a ses héros, elle a aussi ses antihéros, comme Stanley Milgram, Josef Mengele, Edward Teller ou les chercheurs de l’étude clinique de Tuskegee sur la syphilis, menée sur des Afro-Américains à leur insu. En général, les abus de ces individus sont dépeints comme des anomalies d’une machine scientifique autrement tout à fait fonctionnelle.

Il existe toutefois d’autres cas d’abus scientifiques moins connus et moins visibles, comme celui entourant la mise au point de la pilule contraceptive. Son élaboration par les docteurs Gregory Pincus et John Rock, médecins diplômés de l’Université Harvard, financée en partie par Margaret Sanger, fondatrice de Planned Parenthood, avait des visées eugénistes qui ciblaient des populations colonisées et « indésirables ». Ces pilules ont été testées sur des patientes d’hôpitaux psychiatriques du Massachusetts et sur des femmes portoricaines de classe ouvrière, sans leur consentement et au péril de leur vie.

Adopter une perspective radicale sur la science permet de reconnaitre ces incidents pour ce qu’ils sont : ce ne sont pas des erreurs isolées, exceptionnelles, mais plutôt le produit d’un système qui fait de la science une activité économique, contrôlée – comme le reste de la société – par une minorité qui a intérêt à perpétuer l’exploitation et l’oppression.

La classe dirigeante, par l’entremise du gouvernement, des philantrocapitalistes et des grandes entreprises, finance la plus grande part de la recherche scientifique menée aujourd’hui. À plus petite échelle, ce sont les scientifiques les plus avantagés, souvent des hommes blancs aisés et sans handicap, avec leurs intérêts et leurs visions du monde, qui décident de la distribution des subventions de recherche, des admissions aux programmes d’études d’élite et de l’attribution de postes permanents en enseignement dans les universités. Leurs visions du monde forgent à leur tour la pratique scientifique.

En somme, la science comme activité neutre et objective n’est qu’un autre mythe de la création.

Une approche radicale

Les tentatives de réformer la pratique scientifique par l’entremise de réglementations gouvernementales, de dons ou d’initiatives de diversité et d’inclusion ont échoué. Les actions individuelles ne peuvent rien contre le système politique et économique qui est aux fondements des problèmes en science : le capitalisme. Être « radical », tel que le définit l’autrice et militante Angela Davis, c’est « empoigner par la racine ». De bien des façons, c’est aussi notre vocation en tant que scientifiques : comprendre les origines des phénomènes naturels par l’expérimentation, la discussion et la collaboration. La science radicale va toutefois plus loin. Elle situe les racines de la science non dans quelque vérité préexistante, mais dans la pratique sociale qui détermine comment la connaissance est abordée et instrumentalisée.

De ce constat nait l’urgence de comprendre comment le capital et le pouvoir influencent la production et l’utilisation de la science, ainsi que la forme qu’elle prend. Plus encore, ce constat nous invite aussi à repenser notre pratique de la science. Aucun héros ne peut porter seul ce projet : il n’y a que par l’action collective que les compétences et l’expertise de scientifiques peuvent être mises en commun et mises au service des gens, contre l’oppression. C’est la science populaire, produite pour et par les gens, qui est aux fondements de notre organisation Science for the People.

Pour les gens, contre la guerre

Les problèmes sociétaux auxquels s’est attaquée SftP au début de son histoire sont encore d’actualité. L’une des premières luttes menées par SftP visait à s’opposer aux théories du déterminisme biologique. Le Groupe d’études de la sociobiologie, formé par des membres de SftP dans le but de contester les tentatives de légitimer la sociobiologie, s’opposait à l’utilisation de la théorie de l’évolution et de la génétique pour expliquer le comportement humain. Aux côtés de militant·e·s noir·e·s, ce groupe s’est muni d’armes idéologiques pour répondre à cette théorie réactionnaire. Aujourd’hui, le déterminisme biologique refait son apparition par l’entremise de nouvelles technologies (comme le CRISPR ou les études d’association pangénomique) qui servent des versions modernes du déterminisme génétique, utilisées pour appuyer des idées haineuses ancrées dans le racisme, le sexisme et le capacitisme scientifique. Ces idées ne sont fondées sur aucun fait. Elles sont créées et perpétuées par la classe dirigeante afin de maintenir le statu quo, et elles continueront d’exister aussi longtemps que certains groupes voudront justifier les inégalités.

SftP s’oppose aussi de longue date à la militarisation du savoir scientifique. C’est le mouvement antiguerre qui a fait naitre la SftP, et l’antimilitarisme a donc toujours occupé une place centrale dans notre travail. Les membres fondateur·trice·s de la SftP ont vu dans la militarisation l’expression ultime de la science au service de l’impérialisme occidental, de la colonisation, de l’oppression et de l’exploitation de la majorité des gens sur la planète. À l’époque et encore aujourd’hui, les fabricants d’armes comme Raytheon et Lockheed Martin alimentent la machine de guerre et tirent de gigantesques profits du travail des scientifiques. Une science pour les gens est une science par le bas, au service de la libération et de la solidarité internationale. SftP poursuit son travail afin de dissocier la militarisation et la science.

Si certains enjeux sur lesquels travaille SftP sont nouveaux, dans d’autres cas, c’est l’urgence d’agir qui est renouvelée. C’est le cas avec les enjeux liés à la surveillance, à l’agroécologie ou aux soins de santé. L’un des enjeux sur lesquels nous avons toutefois mis le plus d’énergie est la crise climatique. Bien que la géo-ingénierie soit militarisée depuis son origine, ce n’est que depuis peu qu’on attribue à cette science le pouvoir d’atténuer la crise climatique. Par ces solutions techniques, on nous promet des remèdes miracles à la crise climatique tout en ignorant entièrement les origines du problème. Non seulement leurs effets à long terme sont-ils très mal compris, mais ces technologies ont aussi le potentiel pervers de nous leurrer et de nous rendre complaisant·e·s devant les systèmes qui ont engendré la crise climatique. Par notre magazine et notre organisation, nous faisons la promotion d’une vision radicale et émancipatrice de la justice climatique, une vision centrée sur la décolonisation, sur la transition juste et sur l’émancipation de la classe ouvrière, des peuples autochtones et des communautés historiquement opprimées.

Une science populaire

La vision de SftP se distingue de l’approche libérale mainstream de la science parce qu’elle considère comme interreliés tous les enjeux évoqués précédemment. Tous ces enjeux naissent du capitalisme, ce système politique et social dominant qui structure l’accès à la connaissance, au financement, à l’éducation ; qui détermine quelles recherches et quelles méthodes reçoivent un appui idéologique et matériel ; qui délégitime certaines formes de connaissances, surtout les systèmes de connaissances autochtones, au profit de connaissances qui contribuent à maintenir solidement en place les hiérarchies.

Une science populaire est au service de ceux et celles qui, historiquement, ont été exclu·e·s de la production scientifique : la classe ouvrière, le Sud global, les groupes opprimés et marginalisés. C’est une approche de la science qui reconnait les scientifiques comme des travailleur·euse·s qui sont le produit de la réalité sociale engendrée par leur travail – et qui en sont aussi responsables. Cela exige qu’on s’éloigne du paradigme selon lequel la science est l’affaire de génies appartenant à des universités prestigieuses pour favoriser une vision de la production de la connaissance scientifique comme démocratique et non hiérarchique.

S’organiser contre l’apolitisme

Ces visées se reflètent dans notre structure organisationnelle : SftP est doté de sections locales et de groupes de travail situés aux États-Unis, au Mexique, en Thaïlande, au Royaume-Uni et au Canada, ainsi que d’un comité de publication qui est responsable de la production de notre magazine trimestriel. Des membres de notre comité de publication s’impliquent aussi dans l’organisation de nos sections locales et de nos groupes de travail. En retour, les thèmes abordés dans nos publications sont souvent informés par les efforts des militant·e·s des sections locales.

C’est une tendance, dans les regroupements de gauche, d’éviter l’action directe au profit de la rigueur intellectuelle, ou, à l’inverse, de préférer les connaissances pratiques et de négliger les connaissances théoriques. C’est certainement vrai des scientifiques, dont le milieu valorise l’apolitisme les décourageant parfois activement de s’intéresser à des causes qui dépassent les murs de leur laboratoire ou les limites de leur terrain de recherche. Par notre structure organisationnelle, nous cherchons à allier les connaissances et les luttes, à apporter une rigueur intellectuelle à notre mouvement et à utiliser des espaces auparavant exclusivement intellectuels, universitaires ou professionnels pour nous mobiliser contre les instances de pouvoir.

La science objective n’existe pas

Certains diront que la position politique de SftP se distancie inutilement de la seule discipline qui soit vraiment objective, pire encore, qu’elle compromet notre capacité à faire de la bonne science. À ceci, nous répondons que la science objective n’existe pas. La science, comme le dit la philosophe Helen Longino, est constituée de connaissances sociales.

Même un scientifique qui assume son apolitisme est, par son apathie, au service des institutions dominantes. En tant que scientifique, on n’aborde pas sa recherche et son travail de manière objective et on ne peut jamais se dégager de sa responsabilité envers la connaissance qu’on produit. Même si nos questions de recherche semblent obscures, ce n’est pas le cas en pratique : si ce l’était, pourquoi le département de la Défense des États-Unis financerait-il la recherche universitaire à hauteur de 2,6 milliards de dollars ? L’idée courante selon laquelle la science est neutre est, en elle-même, une position politique qui se range du côté de la classe dominante et de ses intérêts.

La science n’est pas prescriptive. En même temps, l’usage de connaissances scientifiques fait partie intégrante de la pratique scientifique. C’est ce que Richard Levins décrivait comme la dualité de la science : la science moderne est à la fois « un épisode de la longue histoire de l’avancement des connaissances humaines, et le produit du capitalisme européen et nord-américain, toujours intimement lié à la classe, au genre et à la culture  ». Notre approche n’est pas sceptique et, à l’inverse, elle ne cherche pas non plus à placer les vérités scientifiques sur un piédestal.

La science a servi à l’accumulation de profit, à l’oppression et à la violence, mais elle a aussi grandement contribué à notre compréhension du monde, à l’améliorer et le rendre plus sain et plus sécuritaire. Revenons à notre exemple de la pilule contraceptive : en dépit de ses débuts sombres, cette pilule a amélioré les conditions de vie de centaines de millions de personnes dans le monde. Cela étant dit, de tels outils sont encore dans les mains de capitalistes et enrichissent les entreprises pharmaceutiques privées. Pour prendre la mesure du potentiel émancipateur de la science, il faut créer un nouveau système social qui favorise la production et l’accès à la connaissance.

Ce sont les horreurs de la guerre du Vietnam qui ont radicalisé une génération de membres de la SftP et qui les ont mené·e·s à remettre en question la neutralité de la science et la position de retrait des scientifiques vis-à-vis du reste de la société. Ce sont aussi ces horreurs qui leur ont permis d’imaginer des pratiques scientifiques qui soient menées de manière collective et non capitaliste. Nous sommes fiers et fières d’être scientifiques et nous cultivons un enthousiasme pour la science et pour notre métier. Nous sommes aussi dévoué·e·s à créer une science véritablement émancipatrice, une science qui, plutôt que d’aliéner les scientifiques de la société, sert de moteur de changement social.

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