Dossier : Hull, ville assiégée

Dossier : Hull, ville assiégée

Souvenirs du Bank Hotel

Frédéric Mercure

Tandis que les classes supérieures disparaissent derrière les murs des immeubles et des autos, les gens modestes, eux, poussent n’importe où, sauf dans les habitations.
Siegfried Kracauer, 1927.

Le mythique Bank Hotel, situé dans l’un des plus anciens bâtiments de la rue Eddy, a abrité toutes sortes de scènes bizarres et incongrues. L’ambiance y était digne d’un film d’André Forcier  : le bar-salon dans toute sa splendeur. On y buvait habituellement une mug glacée ou une grosse 50. L’ameu­blement de bois et les boiseries recouvrant une partie des murs et les réfrigérateurs rendaient l’endroit plutôt chaleureux malgré un éclairage fluorescent incompatible avec l’intimité ou la drague. La décoration semblait dater d’une autre époque  : les têtes de cervidés empaillées, les cadres illuminés contenant des paysages exotiques et les affiches des Sénateurs d’Ottawa accrochées ici et là étaient considérablement défraîchis, tout comme les pittoresques urinoirs encastrés. Et que dire de la vieille horloge de plastique Labatt bleue au-dessus du passage menant à la cour arrière, juste à côté d’une affiche suggérant à la clientèle de dire non à la drogue ! Le lieu suintait l’usure, mais certains pouvaient y trouver une certaine forme d’honnêteté, voire une certaine beauté. Ici, un pauvre homme pouvait venir meubler sa solitude sans avoir à la nier. L’atmosphère impliquait une reconnaissance du pathétisme inhérent à la condition humaine.

Peu achalandé le soir, on ne veillait pas tard au Bank. Par contre, le midi, l’établissement prenait vie. On pouvait y manger un repas gratuit, par exemple un macaroni beans, à l’achat d’une consommation, et ce, quatre jours par semaine. Self-service dans une assiette en cartron, le client n’avait qu’à payer sa consommation pour ensuite aller plonger une grosse cuillère de métal dans un repas collectif qu’il pouvait à sa guise accompagner d’une tranche de pain blanc avec margarine. La foule qui se réunissait dans un tel établissement était improbable  : quelques badauds du quartier, des ivrognes, quelques bons vivants, des fonctionnaires radins travaillant en face, des étudiants perplexes… Engloutie dans le complexe fédéral Les Terrasses de la Chaudière, on verra probablement à ce que la foule qui se réunira dans les restes du Bank Hotel soit moins éclectique et plus disciplinée.

Historiquement, les tavernes ont été des lieux de rencontre pour les gens modestes, non pas parce que seuls des pauvres s’y réunissaient, mais plutôt parce que ces lieux ne laissent pas beaucoup de place à la prétention et au tape-à-l’œil. La taverne est un lieu dans lequel il ne faut pas se laver et se raser avant d’entrer ; elle laisse la bizarrerie du monde s’exprimer et symbolise le désœuvrement. Certains diraient que le Bank Hotel était crade et encourageait l’alcoolisme et les comportements grivois. Dans le discours tarabiscoté de l’urbanisme moderne, les considérations concernant l’hygiène et la santé publique en général se sont avérées une arme redoutable contre l’imprévisibilité, l’incertitude et le désordre, pourtant caractéristiques de toute forme de vie collective.

On peut certes se réjouir de constater que le Bank Hotel ne subira pas le sort de trop d’emplacements populaires du Vieux-Hull, soit de tomber sous l’assaut des flammes, comme la P’tite Cuisine de Tony, cet autre petit boui-boui de la rue Eddy incendié l’an dernier. Mais si l’on salue la survie de la charpente du Bank Hotel, nous sommes en droit de nous questionner sur son devenir. Cet établissement est-il condamné à devenir un artefact mort dans une tour à bureaux voulant froidement intégrer le passé afin de se donner bonne conscience ? Certains diront qu’au moins le Bank Hotel ne finira pas comme son voisin, l’édifice Scott, qui, après avoir été un des plus importants points de repère du paysage hullois, a été entièrement démoli et est devenu un affreux terrain vague pendant plus de dix ans, avant que l’on décide, finalement, dans un élan d’originalité incomparable, d’y construire un complexe à bureaux.

Que le débat se fasse maintenant sur l’intégrité physique du bâtiment, comme ce fut le cas pour Chez Henri [1], en séparant totalement celle-ci de son usage montre à quel niveau d’agonie en est rendue notre mémoire collective. Comment parler de l’intégrité du Bank Hotel sans faire référence à l’usage qui en est fait ? L’intégration des restes moribonds du Bank Hotel dans un édifice à bureaux ne peut que manifester l’éternel retour de la destruction et de l’expropriation pour les habitants de l’Île de Hull. Où iront se rencontrer les gens modestes socialisant par la médiation des grosses 50, quand même le Bank Hotel sera devenu un immeuble à bureaux accueillant des fonctionnaires fédéraux ?

Avant qu’il ne soit trop tard, des travailleurs ont fait du Bank Hotel expirant leur aire de repos. Celui-ci fut un lieu de rassemblement et de délassement et même les ouvriers œuvrant à le dénaturer n’ont pu s’empêcher de le reconnaître.


[1Emblématique de ce qui se produit avec le patrimoine hullois, Chez Henri, un autre vieil hôtel, restaurant et maison de divertissement datant du début du siècle, a d’abord été laissé à l’abandon dans les années 1990 quand on a voulu assainir le paysage nocturne de Hull. Puis, il a obtenu une citation historique au début des années 2000 en partie pour sa pittoresque tourelle. Enfin, récemment, une partie du toit et un mur du second étage ont été détruits sans le consentement de la municipalité par le promoteur qui est en train de le reconvertir en édifice à bureaux. Pour certains, Chez Henri a tout simplement été mutilé et devrait se faire retirer sa citation historique…

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème