Dossier - Queer : une révolution

Dossier - Queer : une révolution flamboyante

Luttes économiques. Incarner une meilleure solidarité

Isabelle Bouchard, Élyse Bourbeau, Claire Ross

En quoi les enjeux LGBTQ+ rejoignent-ils ceux de la lutte des classes ? À bâbord ! a rencontré Élyse Bourbeau, syndicaliste et femme trans, pour en parler. Propos recueillis par Isabelle Bouchard et Claire Ross

À bâbord ! : À quels enjeux économiques particuliers la communauté LGBTQ+ doit-elle faire face ?

Élyse Bourbeau : Les statistiques démontrent qu’il y a une précarité accrue dans la communauté. Des chiffres états-uniens (du Human Rights Campaign) font par exemple voir un écart de revenus entre la population générale et la communauté LGBTQ+. Cette différence négative de revenus n’est pas uniforme au sein de la communauté. Ainsi, les personnes LGBTQ+ prises globalement gagnent 10 % de moins que le revenus médian de la population générale, mais les hommes trans gagnent 30 % de moins, alors que le revenu des femmes trans est de 40 %. Donc encore aujourd’hui, malgré la prétendue égalité, la communauté LGBTQ+ vit encore de telles disparités.

Par ailleurs, l’organisme canadien Trans PULSE montrait qu’en 2011, 71 % des personnes trans avaient un diplôme collégial ou universitaire, mais que 50 % de ces diplomé·es gagnaient moins de 15 000 $ par année. Même si les personnes de la communauté sont souvent très éduquées, cela ne se reflète pas dans leurs conditions de vie.

La discrimination au travail a aussi des impacts matériels énormes. Par exemple, 28 % des personnes trans disaient avoir perdu (ou suspectaient d’avoir perdu) leur emploi parce qu’iels étaient trans.

La discrimination commence à l’embauche, et c’est majeur. Pas nécessairement une discrimination quant à l’orientation sexuelle, mais plutôt liée aux attentes de genre. Consciemment ou pas, il y a des attentes de présentation de genre : un homme parle comme ceci, une femme s’habille comme cela. Le moindrement qu’une personne n’a pas une présentation de genre « classique », ça peut nuire à son embauche.

Ensuite, la discrimination continue sur le milieu de travail après l’embauche : ces personnes peuvent être victimes de toutes sortes de remarques homophobes ou transphobes, de micro-agressions à tous les jours. C’est invivable, ça nuit à la santé mentale et ça peut forcer des démissions.

Enfin, il faut souligner que la communauté LGBTQ+ n’échappe pas à la reproduction des inégalités sociales en son sein même. Il y a des inégalités salariales entre hommes et femmes, comme il y a du racisme aussi dans la communauté. Je parle de la communauté, mais elle n’est pas uniforme. Les hommes gais blancs sont moins affectés par la discrimination qu’une femme trans noire ou non binaire. Ils ont ainsi plus de moyens et d’opportunités pour faire valoir leurs revendications. Cette situation nous nuit en nous divisant comme communauté !

ÀB ! : Comment les enjeux de santé s’entrecroisent-ils avec ceux de l’inégalité socio-économique ?

É. B. : La marginalisation crée des problèmes de santé. C’est clairement démontré que les gens de la communauté sont plus susceptibles d’avoir des troubles de santé mentale. Pas parce qu’être gai, lesbienne ou trans, c’est un problème de santé mentale, mais parce que ça entraine toutes sortes de discriminations, de conflits familiaux, ce qui cause de la dépression, de l’anxiété, etc. Ces problèmes, qui découlent des violences sociales, nuisent aussi économiquement.

À cela s’ajoutent les difficultés dans l’accès aux services de santé. Dans notre communauté, on appelle ça le « syndrome du bras cassé ». Une personne trans, par exemple, se casse le bras, va chez le médecin, mais le médecin panique et ne sait plus comment soigner une personne trans… alors qu’on lui demande juste de soigner un bras cassé !

Certains soins ont aussi des coûts élevés, notamment pour les personnes trans. Quand on entame une transition, certaines choses sont couvertes par la RAMQ, mais d’autres, non. Le poids financier étant énorme, certaines personnes trans doivent parfois cumuler deux, trois emplois, ou encore se tournent vers le travail du sexe pour couvrir ces frais.

ÀB ! : Comment, donc, penser la rencontre des luttes LGBTQ+ et économiques ?

É. B. : Dans un cas comme dans l’autre, on s’oppose aux mêmes forces qui misent sur les mêmes inégalités et les mêmes dominations pour leur profit. On est plongé·es dans le même système de pouvoir. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes personnes qui profitent des inégalités économiques et de genre, évidemment. Mais les mécanismes et les leviers de pouvoir sont similaires.

Et tous ces discours sont portés par les mêmes personnes, par la droite. Je réfère à des discours homophobes, notamment, mais aussi à des discours mensongers qui favorisent la croissance économique à tout prix. Globalement, ces discours dominants, mis ensemble, vont avantager le statu quo, l’immobilisme et favoriser la classe dominante.

Il faut se demander pourquoi ces forces réussissent à perpétuer de tels systèmes de domination et de privilège. Mon hypothèse, c’est que la plupart des gens ont une vision partielle de ce que sont les leviers de pouvoir sur lesquels on peut agir. Cette vision partielle conduit les groupes de défense des droits à développer des actions très segmentées : chaque groupe s’occupe des droits des personnes visées par son organisation ; ce sont des petites cases. Cette façon de faire est nuisible, parce que la segmentation des luttes divise les forces de gauche et nous empêche de nous opposer au système de domination lui-même.

Les syndicats n’échappent pas à cette habitude. Les enjeux sociopolitiques peuvent tendre à être loin dans la liste de priorité derrière les relations de travail et les questions salariales. Il n’est pas rare d’entendre des membres des syndicats se demander pourquoi leur syndicat s’occuperait d’environnement ou de défense des droits LGBTQ+.

C’est ce qui arrive quand on manque de connaissance sur les leviers de pouvoir. Si on montrait que les sources de nos problèmes sont communes et que les solutions peuvent être communes aussi, on arriverait peut-être à mieux vaincre les inégalités et à incarner une meilleure solidarité.

ÀB !  : Est-ce que les enjeux LGBTQ+ sont suffisamment intégrés par les mouvements pour la justice sociale, par exemple les groupes communautaires et les syndicats ?

É. B. : Je ne sais pas si tous les organismes de défense de droits intègrent tous les enjeux LBGTQ+, mais il me semble que c’est important que ces organismes développent des liens avec la communauté LGBTQ+ pour être au courant de ses problématiques propres et éviter les angles morts. C’est important que les gens de différents milieux se parlent pour mieux comprendre la situation de chacun·e. Il faut mettre beaucoup d’efforts sur l’éducation, je ne le répéterai jamais assez. À ce titre, les syndicats peuvent jouer un rôle très important comme vecteur d’éducation auprès de la population.

On ne réalise pas assez le rôle qu’ont eu les syndicats dans la défense des droits LGBTQ+. Les mentalités n’ont pas évolué toutes seules depuis 50 ans, il y a eu des luttes ! Par exemple, dans les années 1970-80, quand les organismes communautaires étaient pris avec des urgences épouvantables comme la crise du sida et la violence, les syndicats, eux, ont beaucoup combattu pour l’accès au mariage pour les personnes de même sexe. Et ce n’était pas simplement une question de faire reconnaître l’amour ! Les syndicats voulaient que les conjoint·es puissent être couvert·es par les assurances collectives notamment.

Avec leur argent, leur expertise juridique, leur pouvoir de mobilisation, leur visibilité, leur poids politique, les syndicats étaient et sont toujours bien placés pour mener ce genre de luttes. C’est ça le rôle d’un syndicat. Si le réseau syndical se désengage de ces enjeux socio-politiques, le mouvement va reculer, j’en suis convaincue.

La contribution des syndicats à la défense des droits de la communauté LGBTQ+ ne doit pas s’arrêter. Ils doivent être à l’avant-garde des enjeux LGBTQ+, par exemple pour s’assurer que les milieux de travail soient aptes à accueillir et soutenir les personnes de la communauté, notamment trans et non binaires. Ça peut être de lutter contre la discrimination et le harcèlement, d’obtenir des toilettes non genrées, d’offrir des congés et des assurances pour les personnes qui font une transition, etc.

On arrive à un point tournant où on va voir de plus en plus de gens rompre avec les normes de genre, ça dérange des gens et ça va continuer à déranger. On assiste à une remontée des valeurs conservatrices. Les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour faire un contrepoids à ça, parce que les organismes LGBTQ+ n’y arriveront pas tous seuls. Il faut être des allié·es.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème