La guerre du saumon à Restigouche. 40 ans de redites

No 88 - été 2021

Mémoire des luttes

La guerre du saumon à Restigouche. 40 ans de redites

Miriam Hatabi, Pascal Huot

Le 11 juin 1981, le gouvernement du Québec envoie 500 agents de police dans la communauté de Listuguj [1], dans la Baie-des-Chaleurs. À l’occasion du 40e anniversaire de l’escarmouche à Restigouche [2], À bâbord ! revisite les événements et pousse la réflexion sur les conflits actuels avec l’ethnologue Pascal Huot. Propos recueillis par Miriam Hatabi.

Les événements de Listuguj, bien que peu connus, ont été marquants dans la trame historique des contestations et des mobilisations autochtones autour des enjeux d’accès au territoire et aux ressources. Selon Pascal Huot, ils peuvent même être compris comme un prélude à la « crise d’Oka » dont on aurait pu tirer de nombreuses leçons – ce que des événements tout récents tendent à confirmer.

Les événements de juin 1981

Le 9 juin 1981, Lucien Lessard, alors ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, lance un ultimatum de 24 heures aux Mi’kmaq pour qu’ils cessent leurs activités de pêche au saumon, suivant l’annonce de son interdiction par le gouvernement de René Lévesque. Cette interdiction s’inscrit dans un discours selon lequel la ressource – le saumon – serait en danger et devrait être préserveée, ce que la pêche mi’kmaw compromettrait. À l’époque, les rivières à saumon de la Gaspésie sont très prisées par des pêcheurs sportifs américains qui font la fortune des clubs de pêche privés du coin : la ressource « à préserver » est, en vérité, à réserver à ces touristes bien nantis.

C’est ainsi qu’au matin du 11 juin 1981, suivant le refus des Mi’kmaq de cesser leurs activités ancestrales de pêche au filet dans la rivière Restigouche, débarque l’escouade antiémeute, accompagnée de gardes forestiers et d’agents de police locaux chargés de confisquer les filets de pêche. « En plus, il faut comprendre que depuis les années 1850, les Mi’kmaq sont considérés comme des “braconniers”, puisqu’ils n’ont pas le droit de pêcher sur leur rivière. Si les Mi’kmaq refusent d’arrêter leurs activités, c’est non seulement parce que la pêche au filet fait partie de leurs droits ancestraux, mais aussi parce que l’endroit sur la rivière Restigouche est le lieu historique de pêche pour la communauté. Et pour comble, la pêche au filet leur est interdite alors que la pêche commerciale au Nouveau-Brunswick, sur la même rivière, se poursuit librement », raconte Huot. Il souligne le caractère spectaculaire de l’intimidation et de la violence des policiers qui débarquent dans la communauté : « C’est aberrant. À Listuguj, il y avait une volonté gouvernementale de faire peur et d’impressionner : il y avait des hélicoptères, on compte trois policiers pour chaque pêcheur, certains armés de matraques. En proportion, c’est inégalé de nos jours, par exemple dans les manifestations où l’escouade antiémeute est déployée ».

De nombreux échos depuis

On peut donc parler d’un prélude à la crise d’Oka. À Oka, en plus des graves violences ponctuelles, la crise a beaucoup été marquée par de fortes tensions et de l’intimidation sur une longue durée. Lors des événements de Listuguj, la violence était plus décomplexée : « L’escouade antiémeute des années 1980, ce n’était pas des enfants de chœur. C’était une force mobilisée pour intimider, d’une violence impressionnante : les pêcheurs ont été tirés par les cheveux, plusieurs ont été matraqués, les filets de pêche ont été coupés au couteau. Même les bateaux des gardes forestiers sont utilisés pour couper les filets de pêche. Il y a de quoi de surréaliste dans cette histoire.  »

C’est aussi l’une des premières fois que les conflits entre le gouvernement et les communautés autochtones autour du territoire et des ressources font brèche dans la toile médiatique québécoise. Cette brèche ne suffit toutefois pas à susciter une réflexion en profondeur sur les rapports de pouvoir coloniaux qui perdurent : « Après la crise à Listuguj, on aurait pu penser que tout le monde allait faire une prise de conscience, comme quoi il y a une réalité autochtone qu’on doit apprendre à connaître et prendre en compte. Mais la crise d’Oka nous a montré qu’il n’y avait pas eu assez d’efforts en ce sens, puisque les événements se sont répétés », avance Huot.

L’histoire ne s’arrête pas non plus à Oka. À l’automne 2020, à Saulnierville en Nouvelle-Écosse, un conflit éclate entre pêcheurs de homard autochtones et allochtones. Tout comme à Listuguj, à Saulnierville, les questions de préservation de la ressource et de droits ancestraux sont mobilisées de part et d’autre. Pascal Huot réfléchit : « On a l’impression que l’histoire se répète : on passe du saumon au homard, mais c’est la même rengaine. La loi n’aide pas : la pêche de subsistance est reconnue, mais elle est mal définie, et pour cette raison, les conflits sont voués à se répéter. Ce qui se produit en Nouvelle-Écosse, c’est aussi une redite de Restigouche.  » La différence demeure que dans ce dernier cas, le conflit oppose directement pêcheurs allochtones et autochtones, tandis que la police se pose en observatrice et en arbitre. Selon Huot, il y a lieu de s’inquiéter : « Est-ce que les relations vont redevenir saines ? Restera-t-il une rancœur et une méconnaissance ? La même population continuera de se côtoyer en haute mer, sur les quais… Il ne faudra pas que le conflit perdure trop longtemps, puisque même une fois le conflit réglé, les risques que les querelles perdurent sont assez élevés.  »

Une histoire condamnée à se répéter

Pour Huot, l’un des nœuds du problème, dans les deux cas, se situe dans la superposition des juridictions, qui mène les Autochtones luttant pour la reconnaissance de leurs droits ancestraux à s’adresser à de multiples cours provinciales et fédérales. « Dans certains cas, il faut négocier avec le fédéral, avec le provincial au Québec et le provincial au Nouveau-Brunswick. Ça finit plus ! C’est rendu d’une complexité peut-être volontaire : ça fait que les problèmes se règlent pas, ça perdure dans le temps, c’est un moyen de ne pas payer et de ne pas régler. »

Bien que Pascal Huot concède que certains efforts ont été faits, autant du côté des corps de police que des médias, pour que les réalités autochtones soient mieux connues, comprises et représentées, « le rapport de force demeure le même : les conflits ne sont pas d’égal à égal. On est tombé dans une dynamique où le seul recours est le recours juridique, un no man’s land gouvernemental et la fin de tout ça, je la vois pas. Chaque fois, on retombe dans le même jeu de négociations gouvernementales afin de faire reconnaître les droits sur le territoire. On retombe dans les mêmes patterns, les conflits peuvent être confondus, c’en est aberrant. Pour les Autochtones, ce n’est même pas de faire reconnaître leur droit sur le territoire et leur droit à gérer le territoire, c’est de faire reconnaître leur autonomie, et c’est à eux de faire la preuve de leur présence ancestrale et de leur capacité de gérer le territoire et la ressource. Cette preuve à démontrer engendre des coûts. En plus, sous la Loi sur les Indiens, les Autochtones sont encore considérés comme des enfants, ils ne sont pas majeurs. Il y a une refonte des mentalités et des lois qui doivent être faites.  »

Listuguj, Oka, Saulnierville et bien d’autres sont quelques-unes des nombreuses manifestations contemporaines du colonialisme dans ce qu’il a de plus violemment matériel : les enjeux d’accès au territoire et aux ressources sont encore aux fondements de la répression de l’État devant les revendications autochtones pour l’autonomie et l’autodétermination.


[1Bien que parfois utilisés de façon interchangeable, Listuguj désigne la communauté et le village, alors que Restigouche est le nom donné à la rivière qui coule en direction nord-est à partir du Nouveau-Brunswick jusqu’à se déverser dans la Baie-des-Chaleurs.

[2Clin d’œil à la chanson d’Edith Butler intitulée « Escarmouche à Restigouche » sur l’album Je m’appelle Edith, paru en 1981, qui raconte de manière contestatrice les événements de la semaine du 11 juin.

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