Le faux débat sur l’interculturalisme et la question identitaire

No 35 - été 2010

Débat politique

Le faux débat sur l’interculturalisme et la question identitaire

Maxime Ouellet

Par le biais de lettres aux journaux, des universitaires québécois débattent présentement de l’identité québécoise et des valeurs communes qui devraient être partagées dans le contexte d’une société moderne. Trois grandes orientations cadrent ce débat. D’une part, les signataires du « Manifeste pour un Québec pluraliste » [1] prônent une vision ouverte et pluraliste de la société québécoise. D’autre part, les tenants d’une conception nationaliste conservatrice (les « néo-traditionnalistes ») remettent en question les pratiques d’accommodements raisonnables qui auraient pour effet de nier la mémoire de la majorité historique. Enfin, un troisième groupe propose une « vision stricte de la laïcité », qui « récuse les manifestations religieuses ostentatoires dans la sphère publique [2] ».

Les pluralistes, qui s’appuient sur une vision technocratique du libéralisme (la « gestion des identités »), se fondent sur la Charte des droits et libertés pour prôner l’interculturalisme, nouveau concept se voulant plus ouvert au « respect et au dialogue » entre majorité et minorités que le multiculturalisme, trop associé aux velléités assimilatrices de la doctrine de Trudeau.

Certains nationalistes et « laïcs orthodoxes » répliquent aux pluralistes en s’appuyant sur une version tout aussi technocratique du républicanisme. Selon eux, seul un État laïque est en mesure d’« aménager le pluralisme » [3], « de gérer le pluralisme social sans que la majorité, qui en fait aussi partie, renonce à ses choix légitimes et sans brimer la liberté de religion de quiconque » [4].

Si le propre d’un fétiche est de révéler tout autant que de masquer une réalité sociale, il convient de se demander de quoi ce débat est-il le symptôme. Cette omniprésence des questions identitaires dans les médias semble être une conséquence directe de la dépolitisation de notre société : les questions politiques fondamentales – celles qui devraient porter sur les finalités de notre « vivre-ensemble » – sont évacuées de l’espace public. Le point aveugle de ce débat est que la crise que nous traversons n’est pas identitaire, mais bien sociétale. Ne devrions-nous pas rejeter ces fausses alternatives pour entreprendre une véritable critique des fondements de notre modernité québécoise qui est en voie de devenir entièrement capitaliste ?

De l’impossibilité d’instituer des « valeurs communes » sous le règne de la « Valeur »

Un réel débat sur les valeurs communes ne peut être engagé que si le sens de notre société est interrogé. Or, les pluralistes-libéraux, les républicains-nationalistes ou les « laïcs orthodoxes » ne discutent jamais de cette question. Les enjeux culturels, normatifs et sociaux se trouvent ainsi réifiés, comme s’il s’agissait de sphères autonomes et séparées de l’économie capitaliste dans laquelle nous vivons. L’économie est pourtant constituée aussi par un ensemble de valeurs, de normes et de croyances, bref par une culture. La question qui est occultée dans ce débat devrait être la prémisse de toute réflexion sur le « vivre-ensemble » : quelle est la finalité des sociétés capitalistes et pourquoi est-il si difficile d’instituer des valeurs communes dans ce type de société ?

Une des réponses possibles est que la finalité du capitalisme – qui est l’accumulation illimitée – vient dissoudre l’ensemble des « valeurs communes » instituées historiquement par les sociétés, au profit d’une nouvelle norme abstraite de régulation des pratiques qui est celle de la « valeur économique ».

Ainsi, que le débat identitaire porte sur la reconnaissance des identités minoritaires, que ce soit des Québécoises au sein du Canada ou des minorités au sein du Québec, change peu de choses dans la réalité d’une société capitaliste comme la nôtre : tous ces individus et ces groupes sont reconnus a priori comme porteurs de marchandises, c’est-à-dire en tant que force de travail et consommateurs potentiels. Les luttes identitaires, bien qu’elles puissent effectivement permettre une certaine reconnaissance au plan politique, n’aboutissent pas sur une émancipation réelle, qu’elle soit individuelle ou collective. À preuve, la ferveur nationaliste au Québec s’est tranquillement éteinte à mesure qu’une petite bourgeoisie est devenue consciente d’elle-même en prenant les commandes de notre économie au moyen du pillage des coffres de l’État. En témoigne aussi, plus récemment, la prise de distance du PQ de son aile syndicale (SPQ libre) lors de son dernier congrès qui portait sur la création de la richesse individuelle. D’ailleurs, le soir même du congrès, Pauline Marois était au Colisée de Québec en compagnie du pdg anti-syndicaliste de Quebecor, Pierre Karl Péladeau [5]. Cette poignée de main qui réconcilie le capital et la nation en dit long sur le monde commun que proposent ces souverainistes, prêts à abandonner le peu qu’il nous reste de souveraineté politique à la domination souveraine des empires économiques.

Les pluralistes, qui aspirent quant à eux à émanciper les minorités de toutes les formes de domination, ne voient pas que ces minorités sont plongées quotidiennement dans une forme de domination dépersonnalisée, celle du capital ; que ce soit en leur offrant des marchandises ciblées, ou encore en les intégrant dans la relation de domination salariale par le biais de programmes de workfare. Comme le souligne Walter Ben Michaels : « La diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité ; c’est une méthode de gestion de l’inégalité [6]. » En ce sens, le capital demeure toujours ouvert à faire des « accommodements raisonnables » avec les minorités par le biais de la valorisation de tous les styles de vie particuliers. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder la publicité de la banque HSBC dont le slogan est : « Être ouvert sur le monde, c’est comprendre les différences de points de vue » [7].

Le multi ou l’inter-culturalisme exprime ainsi la logique culturelle du capitalisme néo-libéral globalisé. Cette forme de racisme postmoderne reconnaît la diversité culturelle à condition de faire abstraction de toutes les spécificités historiques et sociologiques des minorités qui pourraient entraver la logique d’accumulation illimitée du capital. Selon Milton Friedman, un des plus grands apôtres du néolibéralisme, le marché est un mécanisme impersonnel qui permet la coordination de la société dans l’indifférence complète des membres qui la composent : « Quand tu achètes un stylo ou ton pain quotidien, tu ne sais pas si le stylo, ou si le blé, a été fabriqué ou cultivé par un blanc ou un noir, par un Chinois ou un Indien. Au final, le système des prix permet aux gens de coopérer de manière pacifique dans chaque sphère de leur vie, alors que chacun fait sa propre affaire dans l’indifférence des autres [8] ». Le multiculturalisme s’érige ainsi comme une nouvelle norme de régulation des rapports sociaux principalement parce que la logique de valorisation illimitée du capital exige le respect de l’ensemble des modes de vie particuliers, qui sont désormais considérés comme des marchandises que l’on peut choisir à son gré dans le grand marché de l’existence humaine. L’éditorialiste de La Presse, Mario Roy, qui assimile directement « vivre-ensemble » et « marché », est on ne peut plus clair à ce sujet : « Or, quelle que soit l’opinion que l’on ait des dieux, des voiles, des compromis et des valeurs, on reconnaîtra que cette inhumation est impossible : le corps grouille. Non seulement rien n’est réglé, en effet. Mais, sur le marché de l’accommodement, l’escalade dans la demande et la réticence grandissante dans l’offre indiquent assez bien que la crise menace [9]. »

Pour une critique radicale de la civilisation capitaliste globale

Le débat entre pluralistes, néo-traditionnalistes et laïcs repose sur des formes de pensée fétichisées. Il masque et révèle à la fois le fait que la contradiction fondamentale de nos sociétés capitalistes avancées n’est pas confessionnelle, ni raciale ou identitaire ; elle relève plutôt de la puissance abstraite de la valeur, qui dissout les liens humains pour les retraduire en relations contractuelles. La valeur économique instrumentalise les valeurs communes pour refaçonner notre rapport au monde et redéfinir notre identité. Le capital est ainsi devenu notre religion séculière commune, il est le fondement indiscutable de nos sociétés, comme autrefois il était interdit de débattre du sexe des anges. Comme c’est le capital qui structure les finalités de notre « vivre-ensemble », la seule question « politique » qui peut être discutée est celle de la « gestion » des rapports entre les individus qui composent notre société.

Cette dépolitisation de nos sociétés et sa recomposition en système de contrôle de la population et de gestion des identités afin qu’elles s’adaptent à la dynamique de développement aveugle risquent de nourrir un regain de violence irrationnelle. Dans les périodes de crises économiques antérieures, celle-ci a servi de terreau fertile pour les solutions totalitaires. Au lieu de débattre de questions identitaires, il serait peut-être temps de débattre publiquement des manières de sortir de notre mode de vie capitaliste qui, en raison du désastre écologique qui pointe à l’horizon, rendra bientôt impossibles les conditions objectives du « vivre-ensemble ».

Il ne s’agit pas de dénoncer toute forme de manifestations culturelles populaires, qu’elles soient religieuses ou séculières, comme si elles n’étaient que de pures illusions détournées au profit des classes dominantes, mais plutôt de voir ce qu’elles contiennent et condensent d’aspirations inassouvies. C’est au sein de ces traditions culturelles populaires que se trouvent les conditions de possibilité d’un réel mouvement d’émancipation, donc anticapitaliste, porteur d’un universel qui pourrait transcender la domination tout autant universelle du capital. Bref, si la neutralisation politique de l’économie est le postulat commun partagé tant par les « multiculturalistes », les « néo-traditionnalistes » et les laïcs, il faut dès lors se demander, à l’instar de Slavoj Zizek, si « la seule manière de sortir de cette impasse, et donc le premier pas en direction d’un renouveau de la gauche, [ne serait pas] la réaffirmation d’une critique virulente, fortement intolérante, de la civilisation capitaliste globale [10] ».


[1Collectif d’auteurs, « Manifeste pour un Québec pluraliste », Le Devoir, 3 février 2010.

[2Idem.

[3Jacques Beauchemin et Louise Beaudoin, « Le pluralisme comme incantation », Le Devoir, 13 février 2010.

[4Collectif d’auteurs, « Déclaration des Intellectuels pour la laïcité - Pour un Québec laïque et pluraliste », Le Devoir, 16 mars 2010.

[5Antoine Robitaille, « Pauline Marois et PKP applaudissent en choeur au Colisée », Le Devoir, 15 mars 2010.

[6Walter Benn Michaels, « Liberté, fraternité... diversité ? », Le Monde diplomatique, février 2009.

[8Trad. libre de Milton Friedman et Rose Friedman, Free to choose, Orlando, Hartcourt, 1980, p. 13.

[9Mario Roy, « Voile et valeurs », La Presse, 9 mars 2010.

[10Slavoj Zizek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Paris, Climats, 2007, p. 15.

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