Une révolte citoyenne par l’art

No 31 - oct. / nov. 2009

Culture

Une révolte citoyenne par l’art

État d’urgence 2009 de l’ATSA

Ève Lamoureux

Au Québec, l’expression art engagé évoque spontanément les années 1970, décennie pendant laquelle une masse critique d’artistes s’est mobilisée du côté des forces militantes marxistes, indé-pendantistes, féministes. Depuis, cette période est évoquée avec nostalgie ou cynisme (selon l’analyse produite), mais très souvent comme un moment historique passé. L’ère de l’art engagé serait révolue ! Pourtant, avec la résurgence du militantisme lié aux protestations antiguerre, aux mouvements altermondialistes, aux préoccupations environnementales et équitables, on assiste, depuis une dizaine d’années, à un regain de l’engagement artistique et politique et à une redéfinition de ses paramètres.

L’ATSA est un des groupes québécois phares de l’art engagé actuel dans le domaine de l’art vivant multidisciplinaire (installations, manœuvres, interventions urbaines). Non seulement il suscite un engouement assez remarquable de la part d’un public large et diversifié, mais il renouvelle le militantisme artistique grâce à des stratégies subversives originales.

Créé en 1997 par un couple uni autant dans la vie que dans l’art, Annie Roy et Pierre Allard, l’ATSA est un organisme sans but lucratif comprenant des membres visant à appuyer ces artistes dans leurs prolifiques projets d’art engagé. Ce mode organisationnel particulier permet à Roy et Allard de prendre position dans l’espace public de manière collective, d’offrir concrètement un lieu original d’engagement et de porter une certaine « image de marque » qui accroît leur visibilité et leur influence ; l’ATSA étant un nom connu du grand public, chose en soi assez remarquable pour des artistes multidisciplinaires, mais dont la discipline de base est la danse, pour l’une, et les arts visuels, pour l’autre ! Cette visibilité est assurée par une présence remarquée dans l’espace de la ville et dans l’espace médiatique.

Des œuvres percutantes

L’évocation de deux séries d’œuvres, les États d’urgence et les Attentats, rappellera à plusieurs qu’ils/elles connaissent déjà l’ATSA, qu’ils/elles ont croisé leurs manœuvres lors de déambulations dans la ville ou qu’ils/elles l’ont découverte dans les médias.

Presque chaque année depuis sa fondation, l’ATSA organise un « Manifestival d’art » avec et pour les gens de la rue, situé en plein hiver pendant quelques jours sur la place Émilie Gamelin. Reprenant la symbolique des camps de réfugiés, des tentes sont érigées, le gîte et le couvert offerts à tous ceux et celles qui le désirent. Les sans-abri, les artistes et le grand public se côtoient ainsi, mangeant et dormant ensemble, échangeant et assistant à de multiples performances artistiques de tous ordres (plusieurs sont d’ailleurs participatives, incitant les personnes à devenir cocréatrices d’œuvres). Roy et Allard visent ainsi à dénoncer l’itinérance et la pauvreté. Ils créent une agora citoyenne dans laquelle des gens de toutes provenances se rencontrent, prennent position, partagent leurs expériences, réfléchissent sur de multiples enjeux sociopolitiques et débattent. Enfin, ils créent une œuvre conceptuelle très évocatrice dans l’espace de la cité, s’associent à des dizaines d’artistes qui s’exposent et exposent leurs œuvres, et favorisent le côtoiement de l’art vivant et son appropriation par des personnes non initiées.

Plusieurs Attentats ont aussi été réalisés au cours des dernières années. Dénonçant la pollution, valorisant une consommation, notamment énergétique, responsable et équitable, Roy et Allard exposent, sur les rues très passantes des métropoles du pays, une sculpture représentant un véhicule utilitaire sport (VUS) venant d’exploser. Une « vidéomanifeste » alerte les passants sur les dangers écologiques liés à la surconsommation de pétrole ainsi que sur les enjeux géopolitiques que se livrent les grandes puissances pour le contrôle de cette ressource. Les artistes, présentes sur les lieux, rassurent certains badauds inquiets et discutent de leur opinion. En outre, une campagne de « contravention citoyenne » a été menée dans plusieurs villes. À télécharger sur le site de l’organisme, ladite contravention était distribuée, par quiconque le souhaitait, aux automobilistes qui laissaient leur moteur tourner lorsqu’ils étaient en arrêt. Malgré un texte explicitant l’action et sollicitant des « fonds compensatoires » pour l’ATSA, plusieurs, confondus par le réalisme de la contravention, ont communiqué avec la police soit pour payer, soit pour comprendre de quoi il retournait. Dans certaines régions, les journaux locaux ont largement fait écho à des citoyennes mécontentes, mais des centaines d’autres se sont livrées avec plaisir à cette manoeuvre artistique de subversion.

Une démarche artistique militante

Roy et Allard sont des artistes conceptuels qui misent sur une représentation hyperréaliste d’images percutantes visant à troubler l’imaginaire des gens. Celles-ci sont parfois assez provocatrices. Le plus souvent, elle et il exposent et performent de façon très visible dans des lieux passants. Leurs œuvres transmettent du sens, un message lié à l’environnement, la justice sociale, le patrimoine, l’économie équitable axée sur le développement durable. Elles visent donc à conscientiser les gens.

Outre ce message, la dimension interactive et même participative de leur art est extrêmement importante. Pourquoi ? D’abord, l’ATSA a la prétention de défendre une vision du monde partagée non pas par deux artistes, mais par une certaine collectivité ; de là les membres en appui, mais aussi l’offre de participation à un public plus large. Ensuite, dans le prolongement de l’Internationale situationniste et de l’art sociologique, le but de Roy et Allard est non seulement d’initier un regard critique sur le monde mais, plus encore, de transformer le public, citoyen passif, en acteur de l’art et de la société.

Leur moteur de création est de type activiste : la colère, l’urgence, le besoin d’action. L’art est pour eux une façon de contenir, de canaliser cette révolte afin de lutter, de façon non violente, pour des changements de nature réformiste. Il est aussi ce qui permet de sortir de l’indignation passive afin d’agir, puisqu’il fournit une pulsion, un élan qui, espèrent les artistes, se concrétisera dans un engagement citoyen : « Notre volonté est que l’art soit la réalisation de notre pouvoir et non l’expression de notre impuissance [1]. » Ainsi, la transformation sociopolitique passe, d’abord, par des changements opérés à la microéchelle de chaque individu. La multiplication des actions et de la mobilisation engendre à terme – du moins, c’est l’espoir – des mutations au niveau macropolitique.

Continuité et rupture dans la vision de l’art engagé

La conception du rôle sociopolitique de l’art de Roy et Allard comprend certains éléments associés plus spontanément à l’art engagé des années 1970 : une prise de parole affirmée et facilement lisible, une vision normative qui « dicte » aux gens des « comportements éthiques et responsables », une association très étroite entre l’acte militant et l’acte artistique, un emploi fréquent du mode spectaculaire et une croyance dans l’idée que l’art peut concrètement contribuer à changer le monde, même si – et c’est essentiel – ces artistes n’adhèrent pas à l’idée révolutionnaire d’une transformation brutale et complète au sens marxiste-léniniste.

Cela dit, l’art engagé pratiqué par Roy et Allard recèle aussi plusieurs éléments originaux qui illustrent des stratégies adoptées par plusieurs artistes actuelles afin de renouveler le militantisme artistique et politique. D’abord, l’autonomie tant artistique que politique des artistes est assurée par la création d’un organisme indépendant et par la multiplication des causes soutenues. L’ATSA met en œuvre ses combats et choisit toujours la forme de ceux-ci. Cette autonomie, cependant, n’entraîne pas un rejet de l’action collective. Au contraire, l’organisme a des membres, il collabore ponctuellement avec d’autres (collectifs militants, artistes, etc.), et les œuvres se déploient grâce à la participation des gens. De plus, la prise de position affirmée de Roy et Allard (rappelant le rôle avant-gardiste des intellectuels humanistes) est contrebalancée, souvent, par l’intégration d’une multiplicité d’acteurs qui suscitent la discussion, le débat. Ces artistes revendiquent le droit citoyen de prendre positon dans l’espace public, mais elle et il ne le font pas en prétendant être les seules à posséder la vérité. Ils inscrivent dans leurs œuvres l’importance du débat sociétal. Enfin, Roy et Allard se tiennent dans une position mitoyenne entre la marge et l’intégration. Elle et il s’inscrivent à la fois en dehors et en dedans du milieu de l’art et du milieu militant plus traditionnel. Ils ne refusent pas les subventions, mais ne font aucun compromis pour les obtenir et cherchent des méthodes alternatives de financement. Elle et il se sont engagés dans un jeu stratégique avec les médias. Le pragmatisme est ce qui dicte leurs affiliations avec les acteurs gouvernementaux, policiers, médiatiques.


[1Sonia Pelletier, « À l’origine d’une rencontre avec l’ATSA » dans ATSA quand l’art passe à l’action, sous la dir. de Pierre Allard et Annie Roy, Montréal, ATSA, 2008, p. 14.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème