Dossier : Littérature, fuite et (…)

Dossier : Littérature, fuite et résistance

La littérature est inefficace et ennuyeuse aujourd’hui

Matthieu Arsenault

On doit se rendre à l’évidence : la litté­rature n’est ni aussi efficace ni aussi divertissante que le cinéma, la télé, les jeux vidéo ou les technologies de l’infor­mation. On doit également se rendre à cette autre évidence : si à notre époque, les genres littéraires survivent, c’est plutôt par inertie d’institution que par une réelle capacité de rendre l’expérience de leur époque aux individus qui ont les deux pieds dedans. La littérature suscite aujourd’hui l’indifférence générale. Il ne reste que des miettes de la grandeur de Voltaire à son époque, des miettes de Victor Hugo. Des miettes, même, de Gaston Miron, c’est dire. Invoquer des motifs moralisateurs sur la beauté et l’importance de l’histoire littéraire pour l’identité collective, la nation ou la grandeur de l’homme ne contribuerait aucunement à démontrer la pertinence du littéraire aujourd’hui au sein de la culture. Il n’y a pas de pertinence à la littérature aujourd’hui.

Le pouvoir singulier de la littérature

Mais est-elle pour cette raison définitivement terminée ? Pour répondre à cette question, il faudrait plutôt revenir à ses fondements, à ce qui fait sa singularité matérielle et formelle. Elle possède en effet une chose qui lui est unique, le résultat de milliers d’années d’évolution : son code, l’écriture, et son matériau, le langage sont plus adaptés, plus durables et plus économiques que tout ce que les deux derniers millénaires ont pu produire en matière d’art et de communication. Toutes les technologies de l’image, depuis la peinture jusqu’à l’archivage numérique en passant par la pellicule, sont fondées sur des matériaux friables appliqués sur des surfaces de quelques micromètres à peine. Leur conservation demande un soin constant, des environnements contrôlés et des institutions coûteuses qui, sur une longue durée incluant des guerres, des révolutions et même la disparition de civilisations entières, feront en sorte qu’il ne restera rien de tout cela d’ici peut-être mille ans à peine. Il nous reste cependant des fragments toujours lisibles de l’Épopée de Gilgamesh et même des œuvres entières des Grecs. Et parce que ce code est aussi économique que durable, il fait en sorte que chaque individu, pour autant qu’il sache lire et écrire, se sent une part de responsabilité au moins à la littérature, car elle est à sa portée, il l’invoque même nécessairement dès qu’il s’installe pour écrire. De ce point de vue matériel, on peut comprendre la littérature comme le répertoire des techniques du récit et de l’imaginaire de l’écriture, des personnages possibles, des intrigues potentielles, des figures de style virtuelles, des moyens les plus fondamentaux de communiquer.

Pour cette raison, la littérature a un pouvoir et une responsabilité historique qui excède tout ce dont sont capables à la fois le marché et les technologies de l’information. En matière de culture, l’économie de marché est en effet incapable de conserver quelque mémoire que ce soit. La culture de masse fait circuler de manière virale des éléments culturellement localisés, si connotés qu’au-delà d’un certain espace-temps très restreint ils deviennent aussi indéchiffrables que dépourvus de pertinence. Les technologies de l’information, quant à elles, plus soucieuses de la mémoire de notre époque, se sont engagées dans une poursuite pour archiver et conserver l’intégralité du savoir et de l’expérience humaine. Mais pour y arriver, les travailleurs de l’information ne cessent de faire migrer les données de serveur en serveur, de système en système, de disque en disque parce qu’aucune de ces surfaces ne saurait durer plus que 50 ans. Cette poursuite, malheureusement, est perdue d’avance. Le désintérêt, le manque de fonds et de ressources, la dégradation physique, les erreurs de classement et, finalement, l’impossibilité de ramener cette quantité d’information à une échelle humaine, vouent ces archives à l’oubli.

La mesure du temps

C’est uniquement à cette échelle de temps infiniment vaste qu’on redécouvre la raison d’être de la littérature. Par sa capacité de mettre en scène autant l’activité humaine que son imaginaire, elle ramène le savoir et la pensée d’une époque à un niveau où ils deviennent saisissables au regard d’un individu d’une autre époque ; par la malléabilité de son code, elle est infiniment plus résistante aux erreurs de classement et à la dégradation physique de ses surfaces d’inscription ; et parce qu’elle constitue une des traces les mieux intelligibles de tout le passé de l’histoire humaine, il est pratiquement assuré que l’ensemble des connaissances nécessaires pour en assurer la transmission se transmettra lui aussi. Les périodes d’obscurité, d’éclipse du littéraire sont parfois longues et désespérantes, mais jamais définitives.

Efficace et divertissante, la littérature ne l’est assurément pas à l’intérieur de l’industrie culturelle d’aujourd’hui. Mais ramenée à cette échelle de milliers d’années qui lui donne son sens, Œdipe roi de Sophocle, Les dialogues de Platon et même les fragments à peine compréhensibles de L’Épopée de Gilgamesh demeurent suffisamment lisibles pour être plus agréables que tous les édits royaux, les états de comptes et les protocoles de prières qui nous sont aussi parvenus des mêmes époques. Ces textes littéraires constituent le seul témoignage accessible de l’expérience totale de ce passé qui ne nous appartient pas, mais qui pourtant constitue notre seul horizon, passé et futur.

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