Incendies, de Denis Villeneuve

No 37 - déc. 2010 / jan. 2011

Culture

Incendies, de Denis Villeneuve

Les affres de la guerre

Paul Beaucage

Après s’être retiré du monde du cinéma durant quelques années, Denis Villeneuve y a fait un retour fort remarqué à travers la réalisation de deux films de haut niveau : d’une part, le court métrage Next Floor (2008), une fable corrosive dénonçant les abus du capitalisme contemporain, et d’autre part, le long métrage Polytechnique (2009), un drame troublant qui propose une (ré)interprétation très nuancée de la tristement célèbre tuerie de l’école polytechnique de l’Université de Montréal en 1989. À travers ces deux œuvres, le cinéaste nous prouve clairement qu’il n’a rien perdu de la dextérité qu’il manifestait dans Un 32 août sur terre (1998) et Maelström (2000). Mieux encore, Villeneuve a su élargir le champ de ses intérêts pour traiter de questions d’ordre universel, qui n’étaient guère présentes dans ses premiers films. Dans cette veine, le cinéaste renoue avec une réalité tragique, mais dans un contexte international, en signant Incendies (2010), une adaptation plutôt fidèle d’une pièce à succès écrite par le dramaturge québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad.

En résumé, ce long métrage relate le voyage initiatique de jumeaux québécois, Jeanne et Simon, qui doivent répondre aux volontés posthumes de leur mère, Nawal, en allant remettre à leurs présumés père et frère des lettres que cette dernière leur a écrites. La chose ne va pas sans mal puisque les jumeaux ne savent rien de ces deux êtres, ni du pays de leurs origines, qui se situe au Proche-Orient. Pourtant, cela n’empêchera pas Jeanne de s’en remettre à son intuition et d’effectuer un périple qui transformera le regard qu’elle et Simon portent sur le monde dans lequel ils vivent.

La dénonciation du fanatisme guerrier

Sur le plan narratif, Incendies comporte plusieurs poncifs tels : la quête des origines, la lutte du bien et du mal, les retrouvailles inopinées d’une mère et de son fils. Cependant, Denis Villeneuve a su transformer, par le biais des images et des sons, la pièce de théâtre originelle de Mouawad en une combinaison de tragédie contemporaine [1] et de fable politico-historique fort probante. Le voyage initiatique qu’effectuent les jumeaux leur permet de comprendre progressivement les particularités propres à leur mère, ainsi que celles du pays méconnu qu’est le Liban. Dans cette perspective, ils ne tardent pas à découvrir que le destin individuel de leur mère, Nawal, a été bouleversé par une guerre tragique ayant eu lieu au Proche-Orient.

Le film, tout comme la pièce de théâtre, fait implicitement référence à la guerre fratricide du Liban (1975-1990). Loin de poser un regard manichéen ou tendancieux sur ce conflit armé, Villeneuve renvoie dos à dos les extrémistes de tout acabit. Dans cette optique, même si l’héroïne du film est une catholique, le cinéaste se montre fort critique par rapport au fanatisme propre à cette religion. De manière à le dénoncer avec virulence, Villeneuve croque une scène insoutenable qui nous montre avec clarté des miliciens chrétiens tuant à coups de fusils des musulmans désarmés, puis mettant le feu à un autobus bondé de femmes et d’enfants identifiés au camp musulman. Grâce à son crucifix, Nawal échappera de justesse à une mort atroce. En constatant qu’ils l’ont confondue avec une musulmane, les miliciens chrétiens lui laissent la vie sauve. Toutefois, ils ne la ménageront pas pour autant…

En raison de cette hécatombe, le cours de la vie de la protagoniste change radicalement  : elle se retournera contre les milices chrétiennes et l’idéologie qu’elle juge responsables des nombreux malheurs qui ont gâché sa vie. Elle devient une combattante engagée du côté musulman. De façon préméditée, elle tuera un des dirigeants des milices chrétiennes pour venger les graves injustices dont elle a été témoin. Toutefois, on ne saurait combattre le feu par le feu. Les conséquences du geste de Nawal transformeront sa vie en calvaire durant plusieurs années. Mais sa détermination, voire sa résilience, lui permettront d’éviter de sombrer dans le désespoir ou la folie.

Un nouveau départ

On peut remettre en question la vraisemblance du fait que la mère des jumeaux réussisse à sortir de prison en dépit de sa capture par les milices chrétiennes. En effet, compte tenu du caractère radical de son geste et de la facilité avec laquelle on tuait les gens dans l’un ou l’autre camp, il apparaît hautement improbable qu’on l’ait libérée, même après 15 années de détention. Toutefois, cette lacune n’altère en rien le haut degré de vérité humaine de la narration. Dans cette perspective, il est indéniable que Nawal subit des sévices de la part d’un tortionnaire des milices chrétiennes : celui-ci la violera à plusieurs reprises sans qu’elle ne s’avoue vaincue. À la suite de ces agressions sexuelles sauvages, Nawal donnera naissance à des jumeaux qu’elle décidera de garder.

Au sortir de prison, elle rencontre un dirigeant des milices musulmanes, qui lui donnera la possibilité de refaire sa vie en facilitant son immigration au Québec. Malgré le malheur qui demeurera inhérent à une partie de son être, elle réussit à donner un sens à sa vie en favorisant le bien-être de ses jumeaux dans un nouveau pays. Avec dextérité, le cinéaste souligne les métamorphoses de Nawal, qui passe du statut de victime à celui de bourreau, avant d’affirmer son rôle de mère de famille monoparentale soucieuse de contribuer à l’épanouissement de ses enfants, qui constituent un prolongement d’elle-même.

Dans Incendies, Denis Villeneuve traite avec beaucoup d’habileté des thèmes complémentaires de la rédemption et de la renaissance qu’il explore dans une perspective laïque. En dépit (ou à cause) de son passé, la mère des jumeaux mènera une vie paisible au Québec et évitera toute forme de participation à la guerre du Liban. De cette façon, elle se rachètera à ses propres yeux et mènera une existence autrement plus réconfortante qu’auparavant. Les jumeaux ne sauront rien des circonstances troublantes de leur engendrement jusqu’au moment où Jeanne exhumera, au Liban, un pan important de la vie antérieure de leur mère. Sans doute Villeneuve n’a-t-il pas pu éviter de stéréo­typer quelque peu les personnages des jumeaux : d’un côté, on découvre Jeanne, une mathématicienne sensible, très attachée à sa mère, qui s’en remet à son intuition et à sa rationalité pour tenter de percer le mystère qui se rattache au passé de Nawal. D’un autre côté, on retrouve Simon, un garçon matérialiste, pragmatique, qui a toujours été indifférent au malheur de Nawal  : il demeure trop éloigné d’elle pour faire preuve d’empathie à son endroit. Cependant, le cinéaste a soin d’introduire certaines contradictions psychiques, qui rendent ces deux personnages moins schématiques, plus humains qu’ils ne pourraient l’être. Du reste, c’est leur complémentarité qui leur permettra de résoudre l’énigme qui se rattache à l’identité de leur mère.

Une réalisation contrastée

La mise en scène de Denis Villeneuve souligne adroitement les contrastes qui existent entre le caractère solaire du Liban et la grisaille du Québec, entre la violence du Proche-Orient et la tranquillité relative d’une nation francophone de l’Amérique du Nord. Sur le plan formel, le cinéaste a su utiliser avec adresse des composantes typiquement cinématographiques comme les images en mouvement, le montage et les décors réels pour fragmenter sa narration de manière adéquate. Il en résulte un récit à tiroirs qui traduit éloquemment la complexité de la réalité dans laquelle se meuvent ses protagonistes. Malgré la multiplicité des personnages et les ramifications de l’intrigue, la narration de Villeneuve se révèle claire. La représentation du Proche-Orient que nous propose le réalisateur entremêle des composantes poétiques et prosaïques de manière inextricable.

Cet harmonieux mélange de vérité et de mensonge, de grandeur et d’ignominie, rappelle les évocations d’œuvres aussi solides que La bataille d’Alger (1965) de Gillo Pontecorvo et Avoir vingt ans dans les Aurès (1971) de René Vautier, deux œuvres engagées célèbres. À l’instar de ces réputés cinéastes, Villeneuve met en contexte la démarche de ses personnages et nous montre dans quelle mesure ils sont influencés par des choses qui ne relèvent pas de leur moi profond. Dans cette optique, rien ne semblait prédisposer Nawal à connaître le destin insolite qui fut le sien. Cependant, le contexte sociopolitique dans lequel elle a vécu a rendu sa vie beaucoup plus éprouvante que celle de la mère de famille nord-américaine moyenne. Comme quoi, la liberté individuelle apparaît bien mal répartie à travers le monde...

La principale qualité du film de Denis Villeneuve réside dans une combinaison de prise de distance et de proximité qu’il entretient entre le spectateur et l’action, entre le public et les personnages. D’une certaine façon, le cinéphile suit le même cheminement que les jumeaux pour découvrir un monde dont il mésestimait l’importance. Cela s’explique en raison de la dimension éminemment didactique de l’œuvre de Villeneuve. Refusant l’exotisme de pacotille et le fatalisme facile, le cinéaste nous trace un portrait saisissant et révélateur de la réalité libanaise. Transcendant les cas particuliers, Villeneuve pose un regard d’humaniste sur des êtres qui, au-delà de leurs différences, appartiennent au grand tout que constitue l’humanité. Ce faisant, ils se rejoignent obscurément, à travers leurs préoccupations les plus fondamentales. Une telle vérité permet à un ancien tortionnaire des milices chrétiennes, Nihad, qui a été tour à tour combattant musulman et guerrier chrétien, d’aspirer à une vie de qualité en Amérique du Nord, au même titre que deux jeunes Québécois, qui n’avaient aucune conscience du Proche-Orient, avant d’entreprendre un certain voyage à l’étranger... Le poète surréaliste Paul Éluard a déjà écrit : « Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses. » Si cela est vrai, Denis Villeneuve nous souligne que c’est en se penchant sur ces transformations que l’on parvient à donner un véritable sens à sa vie. Sans quoi, de ravageurs incendies risquent de détruire impitoyablement les plus beaux rêves que l’on peut caresser sur Terre.


1. Le drame Incendies constitue le second volet d’une tétralogie de Wajdi Mouawad ayant pour titre global Le sang des promesses. Les première, troisième et quatrième parties de cette œuvre s’intitulent respectivement : Littoral, Forêts et Ciels.


[1Le film de Denis Villeneuve, à l’instar de la pièce de Mouawad, comporte de nombreuses références à la tragédie grecque : d’Antigone de Sophocle à Médée d’Euripide, en passant par Les sept contre Thèbes d’Eschyle.

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