Expansion du cellulaire et redéfinition sociale

No 36 - oct. / nov. 2010

International

Expansion du cellulaire et redéfinition sociale

Au Mozambique

Julie Soleil Archambault

Depuis quelques années, l’expansion du téléphone cellulaire dépasse les confins du monde occidental. En effet, beaucoup de choses ont changé depuis que Manuel Castells décrivait l’Afrique comme en proie à « l’apartheid technologique [1] ». Divers observateurs estiment même que la diffusion des tech- nologies de la communication promet d’accélérer le développement socioéconomique des régions marginalisées dont l’infrastructure demeure rudimentaire,en facilitant la circulation d’ « information utile [2] ». Dans le cadre d’un projet de doctorat en anthropologie à la School of Oriental and African (Université de Londres), j’ai passé 18 mois au Mozambique – ex-colonie portugaise tristement célèbre pour sa brutale guerre civile (1977- 1992) – à étudier les impacts sociaux de l’usage du cellulaire. Mes conclusions dressent un portrait plus nuancé et, sans doute, moins gai de la révolution des communications.

Avec la signature des accords de paix en 1992, le Mozambique s’est engagé dans la voie de la consolidation démocratique et connaît un taux de croissance économique remarquable grâce, dans une large mesure, à une généreuse allocation d’aide internationale. Le pays est d’ailleurs décrit comme une « histoire à succès » par la Banque mondiale. Malgré ces avancées, la mise en œuvre de l’ajustement structurel, le désen-gagement de l’État, la démocratie multipartite et la libéralisation économique ont toutefois élargi le fossé entre les riches (concentrés à Maputo, la capitale excentrée) et les pauvres (dispersés dans le reste du pays demeuré largement rural). L’arrivée du cellulaire dans ce contexte de disparités croissantes est on ne peut plus opportune, non pas tant parce que la possession d’un téléphone permet de distinguer les mieux nantis des autres [3] que parce que le téléphone sert d’outil pour négocier les inégalités qui existent entre générations, entre hommes et femmes ainsi qu’entre milieux urbains et ruraux.

Au Mozambique, la survie de plusieurs repose sur l’existence de réseaux de redistribution qui assurent la circulation des ressources entre les travailleurs migrants et leurs familles. Jusqu’à tout récemment, la communication entre parents était cependant des plus difficiles. Encore aujourd’hui, on compte à peine 70 000 téléphones fixes (pour une population de plus de 20 millions d’habitants) et le haut taux d’analphabétisme rend la correspondance écrite peu accessible pour la majorité. Jadis, les gens dépendants sur le plan économique jouaient donc un rôle plutôt passif dans la vie sociale et n’avaient d’autre recours que celui d’attendre patiemment l’aide de leurs proches. Aujourd’hui, avec le nombre d’usagers de téléphones cellulaires dépassant déjà les 7 millions, ces dépendants peuvent enfin téléphoner pour solliciter de l’aide et sortir de leur marginalité. Ils parviennent aussi à communiquer sans frais grâce à l’usage du bip ; il s’agit d’une version de l’appel à frais viré très répandue à travers le continent qui consiste à raccrocher rapidement avant que le récepteur ait le temps de décrocher et dans l’espoir que ce dernier retourne l’appel. Souvent ces bips sont accompagnés de requêtes additionnelles. Par exemple, une étudiante envoie un bip à son oncle qui travaille en Afrique du Sud pour ensuite lui demander assistance pour ses frais de scolarité.

Au-delà de son intégration dans les réseaux de redistribution familiale, le cellulaire joue aussi un rôle cardinal dans la gestion de réseaux de redistribution fondés sur des relations intimes transgénérationnelles où des jeunes femmes échangent des faveurs sexuelles contre des biens matériels. Cette économie sexuelle locale possède des racines culturelles profondes, mais elle se trouve cependant transformée par l’expansion du cellulaire. Dans les mots d’un jeune Mozambicain : « Il y a deux types de filles : des filles pour s’amuser et des filles pour épouser. Le problème ces jours-ci, c’est que les filles sont futées avec leurs cellulaires et qu’en bout de ligne, on finit par ne plus savoir comment distinguer un type de l’autre. » En d’autres termes, si les télécommunications facilitent la redistribution des ressources d’un point de vue pratique, elles permettent aussi aux individus de vaquer à leurs affaires à l’abri des regards indiscrets.

Le commentaire d’un autre homme illustre clairement les implications de cette transformation des communications quant aux poursuites amoureuses : « Avant, lorsque je voulais parler à une fille qui m’intéressait, je ris- quais de me faire battre par son père ou par son petit copain... Maintenant, il me suffit de lui téléphoner. » Le fait de pouvoir coor- donner des rendez-vous intimes via le téléphone est particulièrement valorisé dans les zones périurbaines du Mozambique, où les gens vivent en étroite proxi- mité et où la vie quotidienne se déroule à l’extérieur à la vue des voisins et des passants. L’usage du cellulaire facilite donc l’accumulation et la gestion des partenaires sexuels. Les télécommunications sont du coup considérées par plusieurs comme participant à l’exacerbation des transformations déjà entamées dans le contexte de la néolibéralisation en cours depuis la fin de la guerre civile
en ce qui a trait aux relations intergénérationnelles et de genre.

On aurait tort de réduire le cellulaire à un objet de luxe. En facilitant la circulation des ressources entre les milieux urbains et ruraux ainsi qu’entre les hommes et les femmes, il contribue jusqu’à un certain point à la réduction de la pauvreté. Toutefois, en plus d’être discutables moralement, ces pratiques retardent aussi le développement en encourageant la redistribution et la consommation de ressources qui auraient pu être investies autrement de manière plus profitable. Ainsi, si la propagation des technologies des communications dans des régions jusqu’à récemment exclues dans une large mesure du « capitalisme informationnel », pour emprunter une autre expression à Castells, promet de réduire certaines inégalités tant globales que locales, une analyse profonde révèle qu’il ne s’agit pas, pour autant, d’une
panacée.


[1Castells, M., End of Millenium. The Information Age, vol. 3, Oxford, Blackwell, 200, p. 92.

[2Slater, D. et J. Kwami, Embeddedness and Escape : Internet and Mobile Use as Poverty Reduction in Ghana, 2005, http://zunia.org/uploads/media/knowledge/ internet.pdf

[3Les téléphones sont facilement accessibles. On peut, par exemple, se procurer un téléphone usagé de base pour aussi peu que 5,00 $.

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