Dossier : Résistances autochtones

Contrer l’appropriation culturelle

Jessica Deer, Pinote

Le Kahnawake Youth Forum (KYF) a été créé en 2009 par le Conseil des Mohawks de Kahnawake. En 2013, il est devenu un organisme indépendant avec ses propres statuts et règlements. C’est un espace entièrement géré par de jeunes bénévoles qui s’adresse aux jeunes de la communauté âgés de 15 à 30 ans. À bâbord ! s’est entretenu avec Jessica Deer, la présidente par intérim de l’organisation.

À bâbord  ! : Quelle est la mission du KYF ?

Jessica Deer : Nous n’avons pas de mission précisément définie, mais notre rôle est de fournir aux jeunes de Kahnawake un espace pour exprimer leur point de vue, contribuer au tissu social de notre communauté et participer à l’élaboration et à l’évolution des politiques et des lois. D’autres organismes nous consultent, nous diffusons de l’information, bref nous sommes un peu les porte-parole et les défenseur·e·s des jeunes de la communauté.

ÀB ! : Pourquoi cette nécessité d’avoir un espace pour les jeunes ? Y a-t-il d’autres organisations de ce genre au « Québec » ?

J.D. : Il y a de nombreuses organisations pour les jeunes autochtones au « Québec ». À l’échelle régionale, il y a le Réseau jeunesse des Premières Nations qui organise des événements et propose toutes sortes d’activités et de projets pour les jeunes du « Québec » et du « Labrador ». Mais nous sommes le seul organisme entièrement géré par des jeunes à Kahnawake.

ÀB ! : Quand on regarde les activités tenues au cours de la dernière année, c’est assez varié, ça va des ateliers d’écriture ou de santé sexuelle aux marches de zombies… Qui décide de la programmation ?

J.D.  : Ça varie. Comme je suis membre du comité exécutif, ça fait partie de mes responsabilités en tant que présidente par intérim de trouver des sujets à aborder, comme Idle No More ou la campagne sur l’appropriation culturelle, mais les jeunes qui fréquentent le KYF nous donnent leurs commentaires et font parfois des demandes pour des activités spécifiques et on s’arrange pour les organiser. On collabore également avec d’autres organisations, comme la Maison des jeunes de Kahnawake qui organise la marche de zombies chaque année et qui nous a demandé de nous impliquer. L’un des défis auxquels on doit faire face, c’est que nous n’avons pas de financement. Quand on a commencé, c’était les membres du comité exécutif qui sortaient l’argent de leurs poches. On organise des événements, mais souvent on ne peut pas rétribuer nos invité·e·s et tout se fait sur une base volontaire. Depuis l’été dernier, on postule pour des subventions pour des projets spécifiques ; on a par exemple reçu une subvention du Native Youth Sexual Health Network et de la Caisse populaire de Kahnawake.

ÀB ! : Comment le KYF est-il perçu par votre communauté ? Vous soutient-on ? Est-ce que votre voix est entendue ?

J.D. : Oui, nous recevons toujours beaucoup de soutien de la part des autres organisations, du Conseil des Mohawks de Kahnawake… Nos activités sont toujours couvertes par les médias locaux et nous recevons beaucoup de commentaires positifs. C’est seulement que, parfois, il n’y a pas beaucoup de monde qui se présente. Je suppose que c’est un truc propre aux jeunes, c’est difficile de les faire sortir de la maison ! Mais on le sait et on essaie de trouver des idées pour y remédier ; on intègre les médias sociaux, par exemple, pour faire passer notre message aux jeunes qui ne sont pas prêt·e·s à venir à un événement ou à un atelier.

ÀB ! : Combien de personnes rejoignez-vous ?

J.D.  : C’est difficile à dire, certaines choses qu’on met en ligne ou sur les médias sociaux sont très partagées, au Québec, mais aussi à travers le pays comme la campagne sur l’appropriation culturelle. Ça fait maintenant un an qu’on existe et on voit une augmentation de la participation. Ça prend de l’ampleur. Et puis tout dépend du sujet : en ce moment, les jeunes sont très préoccupé·e·s par la loi sur l’éducation et ils et elles veulent se mobiliser sur cet enjeu.

Une culture n’est pas une marchandise qu’on peut commercialiser, stéréotyper ou dont on peut se moquer.


ÀB ! : L’activité qui a attiré le plus d’attention médiatique sur le KYF l’an dernier est la campagne sur l’appropriation culturelle que vous avez faite pendant l’Halloween. Si on tape « appropriation culturelle » dans un moteur de recherche en français, il n’y a presque aucun résultat. Cela n’a pas franchi la barrière linguistique alors que c’est un sujet qui est très discuté dans les milieux militants et universitaires anglophones au « Québec ». Pourrais-tu définir l’appropriation culturelle d’une manière accessible ?

J.D.  : On définit l’appropriation culturelle comme « l’appropriation de la propriété intellectuelle, des connaissances et de l’expression culturelle d’une autre personne sans son autorisation ». Il y a beaucoup d’exemples de cela ; comme lorsque des hipsters mettent des coiffes de plumes dans un festival de musique, quand les gens se déguisent en « Indiens » pour l’Halloween ou lorsque des designers de mode font de l’argent en utilisant nos tenues d’apparat ou nos objets cérémoniels…

ÀB ! : Pourquoi est-ce que ce genre de choses est offensant ?

J.D.  : Principalement parce que cela renforce et perpétue des stéréotypes sur les peuples autochtones. Au Canada seulement, il y a plus de 50 Premières Nations distinctes, vous avez les Micmacs, les Mohawks, les Naskapis, les Inuit, etc. Nous avons différentes cultures, différentes langues, différentes traditions, différents vêtements d’apparat… Tandis que tout ce que l’on voit dans les médias, c’est des clichés avec des plumes et des franges. Cela nuit à notre vraie culture, celle qui existe vraiment, et ultimement cela nous nuit.

ÀB ! : De plus, cela souligne une contradiction : les réalités et les enjeux autochtones sont totalement absents de l’espace public et lorsqu’ils sont présents, c’est pour montrer des stéréotypes…

J.D. : Certainement. Ces stéréotypes sont nuisibles et influencent la façon dont nous sommes traités par la société ou par le gouvernement. Ils voient « les Autochtones » comme un groupe uniforme et mettent en œuvre des politiques universelles (« one size fits all legislations »). Mais ce qui est bon pour ma communauté peut ne pas être bon pour une autre communauté. Quand certain·e·s d’entre nous désapprouvent certaines lois, c’est difficile pour le reste de la société de comprendre pourquoi. Kahnawake est à 15 minutes de Montréal et la plupart des gens ne savent même pas que cette réserve autochtone existe. Ils pensent que les Autochtones, c’est des plumes et des franges, ils ne savent pas qu’on existe, qu’on a de vrais problèmes qui portent sur de vrais enjeux. Les stéréotypes nuisent aussi à la construction de notre propre identité. Lorsque d’autres gens se mettent à définir votre identité, vous commencez à l’intérioriser. Même ce à quoi on serait censé ressembler. Moi par exemple, j’ai les cheveux blonds, les yeux bleus et la peau assez claire, alors lorsque les gens apprennent que je suis Autochtone, ils me demandent : « Es-tu sûre que tu es Autochtone  ? », « Es-tu métissée ? » Tout ça parce que je ne « fitte » pas dans leur stéréotype de Pocahontas…


ÀB ! : Pourquoi peut-il être offensant d’utiliser des objets traditionnels ou des costumes d’une autre culture, particulièrement lorsque celle-ci est culturellement, politiquement et socialement marginalisée ?

J.D.  : Bien sûr, les Autochtones savent que les gens n’ont pas de mauvaises intentions quand ils font ça, mais la ligne est très mince entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Si vous portez une coiffe de plume pour faire la fête et vous soûler, ce n’est pas approprié et ce n’est en aucun cas une forme « d’échange culturel ». La coiffe de plumes n’appartient pas à toutes les nations autochtones ; certaines l’utilisent dans des cérémonies et les considèrent comme des objets sacrés, et des personnes non autochtones vont en porter pendant des festivals de musique !


ÀB ! : Les parents qui, pour l’Halloween, déguisent leurs enfants en une version Disney de Pocahontas ou en « warrior » le font en pensant que c’est seulement « mignon ». Comment est-ce que tu t’adresses à eux et elles pour les faire réfléchir ?

J.D. : Ce n’est pas parce que Pocahontas est un personnage de Disney que ce n’est pas un personnage raciste ! Presque chaque culture est détournée. Quand les gens se costument en se noircissant la face, il y a un consensus comme quoi ce n’est pas approprié, mais il n’y a pas le même consensus lorsqu’il s’agit des cultures autochtones. Alors je demande : est-ce que vous enverriez votre enfant à l’école avec le visage noirci ou avec un turban si ce n’est pas votre culture ? Je pense que montrer des exemples d’appropriation culturelle peut aider les gens à mieux comprendre. Une culture n’est pas une marchandise qu’on peut commercialiser, stéréotyper ou dont on peut se moquer. Si vous vous intéressez aux cultures autochtones, n’allez pas acheter un costume dans un magasin. Venez plutôt nous rencontrer, nous parler et partager un moment avec nous. Là, ce sera un véritable échange culturel.

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