André Gorz. Une vie

No 71 - oct. / nov. 2017

Willy Gianinazzi

André Gorz. Une vie

Philippe de Grosbois

Willy Gianinazzi, André Gorz. Une vie, Paris, La Découverte, 2016, 384 p.

Dix ans cet automne qu’André Gorz (1923-2007) a mis fin à sa vie, à quatre-vingt-quatre ans, en compagnie de son grand amour, Dorine Keir. Récemment paraissait une première biographie de ce penseur politique dont l’originalité, la profondeur et la grande humanité gagnent à être davantage connues.

Difficile de résumer en quelques paragraphes le parcours et la foisonnante pensée de Gorz : minutieux critique de l’aliénation du travail salarié et de la société de consommation, compagnon de route du syndicalisme européen (notamment des tenant·e·s de l’autogestion), cofondateur de l’écologie politique, précurseur de la décroissance et du revenu de citoyenneté, l’un des premiers et rares de sa génération à célébrer les logiciels libres et le potentiel convivial et coopératif d’Internet...

Né Gerhart Hirsch à Vienne, solitaire et plutôt nihiliste, il s’ouvre à l’existentialisme et à la phénoménologie, ses déterminantes premières influences. Ses écrits de jeunesse suivent le sillon tracé par Simone de Beauvoir et surtout Jean-Paul Sartre, de 18 ans son aîné ; il rencontre et côtoie le couple dès les années 1940.

Si le penseur a su renouveler et réactualiser ses réflexions tout au long de sa vie, l’autonomie et le sens de l’existence humaine demeurent, de part en part de son œuvre, des préoccupations centrales. « Les individus ont à se construire eux-mêmes leur identité », soutient-il à la fin de sa vie. Lui-même en a développé deux par lesquelles il se fera connaître publiquement : Michel Bosquet, journaliste à L’Express et au Nouvel Observateur, et André Gorz, philosophe social et essayiste aux Temps modernes et dans plusieurs ouvrages.

Contemporain d’Herbert Marcuse et d’Ivan Illich, Gorz est aussi un lecteur assidu et attentif de Marx. Il développe une analyse très aboutie et clairvoyante des chemins qu’emprunte le capitalisme au cours du dernier siècle. Le capitalisme doit être critiqué dans l’optique d’atteindre « la subordination de la production aux besoins, tant pour ce qui est produit que pour la manière de le produire  ». Forcément, le socialisme se doit de répondre différemment à ces besoins en offrant « un nouveau modèle de vie et de culture ». L’écologisme de Gorz se nourrit de ce même humanisme : loin d’une sacralisation de la nature ou d’un mythique équilibre perdu, il s’agit de favoriser «  l’expansion des activités qui ne sont pas régies par l’évaluation et la recherche du rendement et du gain » pour limiter l’emprise de l’économie sur la nature et les humain·e·s.

C’est à l’extérieur du travail et de la raison économique que réside une vie véritablement émancipée, une idée au coeur des ouvrages Adieux au prolétariat (1980) et Métamorphoses du travail (1988). La sphère de souveraineté individuelle, loin de se fonder sur de simples désirs de consommation, «  est constituée plus profondément d’activités sans but économique ayant leur finalité en elles-mêmes ». La réduction du temps de travail et le revenu de citoyenneté ont justement pour objectif de valoriser les dimensions non-marchandes de la vie, sans céder à une récupération néolibérale par laquelle un revenu minimal permettrait de poursuivre la précarisation et la flexibilisation du travail.

On regrette que la biographie se limite souvent à un Gorz plus cérébral, échangeant avec les intellectuel·le·s de son époque. Presque rien, par exemple, sur cette maison écologique, l’une des premières du genre, que Dorine et lui ont fait construire. À travers ses nombreuses correspondances, on aurait aimé en apprendre davantage sur les occupations et préoccupations d’un penseur qui plaidait justement pour un individu se réalisant de manière intégrale. Il est vrai cependant que Gorz lui-même, au crépuscule de sa vie, prenait conscience qu’il avait peu parlé de l’amour alors qu’il avait été si précieux pour lui : « Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’ai écrit alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ?  », écrit-il à Dorine dans sa magnifique Lettre à D. (2006). Néanmoins, il faut saluer le travail presque monastique de Willy Gianinazzi, qui semble avoir lu chaque mot que Gorz a mis sur papier au cours de sa vie, et qui invite un nouveau public à s’approprier une œuvre riche et stimulante.

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