Repenser la démocratie « par le bas »

No 51 - oct. / nov. 2013

Mémoire des luttes

Repenser la démocratie « par le bas »

Justice et assemblée constituante

Marie-Christine Doran

C’est entre 2011 et 2012, avec l’avènement du printemps chilien, vaste mouvement social initié par les grèves étudiantes massives, que les observateurs du monde entier prennent la mesure de changements majeurs survenus dans la démocratie stable – considérée parfaite par bien des spécialistes – du Chili. La véritable explosion des mobilisations, mais aussi la montée d’un projet d’assemblée constituante – du jamais-vu dans ce pays – a bouleversé les conceptions traditionnelles faisant du Chili post-dictature une société « apathique », réconciliée avec son passé.

Spontanément, on pourrait penser que la présence au gouvernement de Sebastián Piñera et de la coalition de droite Alliance pour le Chili (élue pour la première fois depuis le début de la transition vers la démocratie) expliquait l’effervescence sociale sans précédent entamée avec les grandes grèves de 2011. Pourtant, la manifestation la plus éclatante de cette effervescence – la popularité grandissante d’un projet d’assemblée constituante, notamment par la plateforme de la « Voie populaire à la constituante » rassemblant des forces populaires et politiques de gauche – montre qu’une volonté profonde et enracinée dans des processus d’organisation et de mobilisation est à l’œuvre dans ce mouvement de transformation de la démocratie. Celui-ci mène actuellement une majorité de secteurs à vouloir une rupture tranchée avec les aspects de continuité autoritaire encore présents 23 ans après la fin de la dictature.

Après un long parcours issu des premiers forums étudiants sur la démocratie en 2005, suivi de nombreuses initiatives populaires et politiques de divers secteurs (gauche traditionnelle et nouveaux partis tels que le Parti Igualdad (égalité), fondé en 2010 par des organisations de pobladores), la revendication de l’assemblée constituante entre dans une nouvelle phase à partir des élections municipales d’octobre 2012. Un Pacte programmatique municipal pour l’assemblée constituante se met en place et récolte l’adhésion de plus de 50 candidat·e·s de toutes les tendances de centre-gauche qui s’engagent à promouvoir une démocratie participative. Parmi les plus actifs se trouvent les candidat·e·s qui font partie d’une nouvelle coalition de gauche au nom très évocateur : Pour un Chili juste, reprenant de manière significative la consigne de la première grève générale pour la justice en 2003 [1]. Obtenant 22 % des voix, un record historique pour la gauche aux municipales [2], la coalition Pour un Chili juste est composée de partis de gauche traditionnels (le Parti communiste et la Gauche chrétienne), mais aussi de deux partis de centre-gauche en rupture avec la Concertation de partis pour la démocratie – coa­lition au pouvoir entre 1990 et 2010 –, soit le Parti pour la démocratie et le Parti radical social-démocrate.

Cette victoire importante de la gauche est d’autant plus significative que la coalition Pour un Chili juste fait de la demande d’assemblée constituante l’outil privilégié de la transformation radicale de la démocratie et du modèle économique hérité de la dictature, des considérations inhabituelles pour des élections municipales. Plus profondément encore, elle reprend le thème de la justice et de la mémoire, qui est aussi au cœur des grèves étudiantes de 2011-2012, où l’on voit des slogans tels que « Sans justice, pas de paix » et où la mémoire de Salvador Allende est enfin réhabilitée… par des jeunes !

La voie chilienne vers la constituante

La nouveauté et la singularité du projet d’assemblée constituante chilien résident ainsi dans le fait que ce projet est profondément axé sur un rejet de la démocratie de « basse intensité », de la post-dictature diront plusieurs – qui régnait jusque-là au Chili. Issu d’un vaste mouvement social portant l’exigence de justice et ayant réussi à briser le consensus politique instauré autour de la démocratie stable et le transfert en démocratie de la constitution autoritaire de 1980, le chemin vers l’assemblée constituante du Chili apparaît ainsi distinct de celui de la Bolivie ou de l’Équateur.

Réussissant à faire converger les aspirations démocratiques de nombre de secteurs (y compris les autochtones mapuches qui participent à la convocation), cette voie chilienne vers l’assemblée constituante est récemment entrée dans une étape cruciale. En effet, le 4 septembre 2012, une coalition de députés de différents partis dépose un projet de loi visant à ajouter sur les bulletins de vote de l’élection présidentielle qui aura lieu en novembre de cette année une section spéciale où les Chiliens et Chiliennes pourront demander la tenue d’un plébiscite en vue de la convocation à l’assemblée constituante. À suivre !


[1Central unitaria de trabajadores, « Instructivo Paro Nacional 13 de Agosto », El Siglo, 13 août 2003.

[2Le score le plus élevé était de 14 %, obtenu aux élections municipales de 2008.

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