Quand les affaires priment sur l’éthique

No 31 - oct. / nov. 2009

Relations Canada - Philippines

Quand les affaires priment sur l’éthique

Dominique Caouette, Jean-Philippe Massicotte

Le point de départ de cet article est relativement simple : l’une des manières les plus simples et efficaces de contribuer au mieux-être des populations du Sud est d’exercer de la pression sur nos gouvernements pour qu’ils agissent de manière responsable et éthique dans leur politique extérieure, en particulier dans la gestion de l’aide publique au développement. S’il est très difficile d’avoir une influence directe sur la politique intérieure d’un autre État, il est beaucoup plus simple de demander des comptes aux représentants de notre État. Pourtant, les exemples où ce sont les intérêts commerciaux qui priment sur l’éthique sont légion. Ici, nous avons choisi d’illustrer cette dynamique de collusion en analysant l’action du Canada aux Philippines.

Les Philippines : un état néopatrimonial

Aux Philippines, comme dans plusieurs autres pays du sud, une oligarchie constituée des grandes familles terriennes domine et contrôle largement la vie politique. Cette élite économique se confond largement avec l’élite politique. Soutenue par un système politique défaillant qui permet à la classe dominante de se maintenir au pouvoir, cette oligarchie sait s’allier et utiliser une bureaucratie largement politisée et personnalisée. On peut ainsi considérer l’État philippin comme étant « néopatrimonial » dans le sens où le pouvoir politique n’a pas comme objectif le bien commun de la population, mais les intérêts privés d’une oligarchie terrienne.

Si on peut rattacher la création de cette oligarchie à la colonisation espagnole, l’ère américaine (1899-1947) a permis sa consolidation [1]. Les grands propriétaires terriens conserveront leurs privilèges jusqu’à l’avènement du dictateur Ferdinand Marcos (1970-86). Durant leurs années au pouvoir et surtout après 1972, Marcos et ses acolytes passeront maîtres dans l’appropriation et la concentration des ressources privées et publiques du pays. Le dictateur préside en quelque sorte à la création d’une super-clique oligarchique : il installe ses proches et ses partenaires aux commandes du pays. Le régime cacique de Marcos illustre sans doute le mieux les formes prédatrices de gouvernance patrimoniale, tant le pillage de l’État et du trésor public est organisé de manière discrétionnaire et orienté en vue de soutenir un réseau de patronage privé.

Marcos est finalement détrôné en 1986 lors d’une émeute populaire en appui à une mutinerie militaire opposée au « vol » de l’élection présidentielle après que le dictateur vieillissant ait pris le risque d’organiser des élections. L’arrivée à la présidence de Corazon Aquino, veuve d’un opposant politique assassiné en 1983, a suscité de l’espoir partout dans le pays. Mais ces espoirs ont été de courte durée. Rapidement, de fortes pressions ont été exercées sur Aquino qui, après avoir tenté infructueusement d’entreprendre quelques réformes, restaure rapidement les privilèges de l’oligarchie.

En 2001, 15 ans après le soulèvement de 1986, Gloria Macapagal-Arroyo accède à la présidence à la suite d’une nouvelle mobilisation populaire. Tout comme pour Aquino, au moment de son entrée en fonction, la nouvelle présidente bénéficie d’un fort capital de sympathie. Malgré les attentes de larges segments des classes moyennes, le règne de la présidente Macapagal-Arroyo est plutôt synonyme de continuité en ce qui a trait aux privilèges de l’oligarchie.

Pauvreté, migration et assassinats extrajudiciaires

Dès son arrivée au pouvoir, la présidente sollicite l’aide du gouvernement Bush pour affronter différents mouvements de rébellion armée. En échange d’un appui indéfectible à la « guerre au terrorisme », elle bénéficie de sommes d’argent considérables et autorise aussi l’armée américaine à revenir aux Philippines et à s’entraîner conjointement avec l’armée nationale. En 2007, elle annonce qu’elle donne trois ans à l’armée des Philippines pour détruire les guérillas. Alors que la guérilla communiste et sa branche armée, la Nouvelle armée du peuple (NPA) forte de près de 6 000 combattants, et que le Front islamique de libération moro ne semblent pas s’essouffler, on assiste à une recrudescence importante des assassinats extrajudiciaires. Ceux-ci visent les militants d’organisation de gauche, des avocats et défenseurs des droits de la personne, des organisateurs communautaires, des dirigeants paysans et des journalistes d’opinion, et enfin des activistes nonarmés de la gauche politique.

Pour beaucoup d’analystes dont le Rapporteur spécial des Nations unies, Philip Alston, la mainmise de l’armée et des forces policières dans cette vague d’assassinats apparaît évidente [2]. L’année 2006 est la plus terrible pour les opposants politiques. Karapatan, une ONG philippine qui documente les violations des droits de la personne, estimait que plus de 180 militants pacifiques avaient été tués. Aujourd’hui, le nombre de victimes depuis 2001 se situerait autour de 900, sans que le climat d’impunité dans lequel ces exécutions ont lieu n’ait été modifié.

Le Canada fait des affaires d’or aux Philippines

Le Canada entretient des liens très étroits avec les Philippines, surtout depuis le dépôt de Marcos. Près de 400 000 Philippins vivent au Canada, ce qui en fait le 3e pays ressource pour les résidents permanents et un des plus importants pour les travailleurs temporaires. Le commerce entre le Canada et les Philippines représente environ 1,5 milliard de dollars.

L’Agence canadienne de développement international (ACDI) est le 8e plus important contributeur en aide directe au développement aux Philippines avec des dépenses d’environ 15 millions de dollars par année. Les forces armées canadiennes et la Gendarmerie royale du Canada participent à la formation de leurs homologues de l’armée et de la police des Philippines qui se rendent au Canada pour y suivre des formations intensives en anglais et en coopération militaire multilatérale. Développement économique Canada a fourni l’équivalent de 120 millions de dollars sous forme de prêts à des compagnies canadiennes présentes aux Philippines. L’une d’entre elles produit du matériel destiné à l’exploitation minière. Le Canada participe également aux efforts de lutte contre le terrorisme des Philippines en offrant du matériel qui permet de détecter des armes chimiques, biologiques, radiologiques et nucléaires et de la formation dans ce domaine.

* * *

Aujourd’hui, le secteur dans lequel le Canada est le plus « actif » aux Philippines est celui de l’exploitation minière. En 2004, l’industrie extractive canadienne a investit 26,6 milliards de dollars dans des pays étrangers. Aux Philippines, avec 6 compagnies actives, 13 projets d’exploitation en cours et près de 1,5 milliard de dollars en investissement, le Canada se classe 2e derrière l’Australie.

La compagnie minière canadienne qui a investi le plus (34,6 millions de dollars) dans un projet aux Philippines est TVI-Pacific, qui vise l’exploitation de l’or de la région de Canatuan dans la province de Zamboanga où vit la communauté indigène Subanon. Tel que stipulé dans le droit philippin, TVI-Pacific doit obtenir l’accord libre et éclairé de la communauté avant d’entamer ses activités. L’ennui, c’est que la communauté locale se refuse à le lui accorder. À la suite de l’intervention du gouvernement philippin, l’établissement de la mine dans la communauté va de l’avant non sans donner lieu à plusieurs déplacements forcés. Plusieurs Subanons s’y opposent et d’autres se montrent insatisfaits des conditions qui leur sont offertes. Il faut ici spécifier que la mine est située sur le sommet d’une montagne qui est considérée comme sacrée par la communauté.

La péninsule de Zamboanga del Norte où se trouve la mine est fortement militarisée depuis une trentaine d’années et est le théâtre d’affrontements violents entre des mouvements rebelles indépendantistes musulmans et les forces gouvernementales. La présence de la mine ne fait donc qu’exacerber le climat de tension. TVI-Pacific doit même faire appel à des paramilitaires pour défendre ses installations contre les opposants. La présence de cette nouvelle force paramilitaire entraîne plusieurs accrochages dans la région. Les paramilitaires sont lourdement armés et effraient la population locale. Dans un climat tendu ou les assassinats politiques se multiplient dans un contexte d’impunité, la diffusion de ce genre d’information est fortement préjudiciable et met la vie des opposants en danger.

Dans ce cas précis, un autre élément pour le moins problématique est que le gouvernement du Canada a toujours été un indéfectible allié de la compagnie. Ainsi, l’ambassadeur du Canada à l’époque, Peter Sutherland, a régulièrement défendu TVI-Pacific auprès du gouvernement des Philippines et dans l’espace public. L’ACDI a transféré des fonds directement à la compagnie pour un projet de développement dans la région. TVI-Pacific soutient que son action dans la région est bénéfique et qu’elle a mis sur pied plusieurs projets pour aider la communauté locale (notamment en éducation).

Le Canada, un drôle d’ami pour les Philippines

Même si elle n’a pas la prétention d’être exhaustive, cette étude nous apprend un certain nombre de choses sur l’action canadienne aux Philippines. En premier lieu, il faut se questionner sur la légitimité et les raisons qui poussent le Canada à maintenir son programme d’aide et de coopération avec la police et l’armée des Philippines, alors que plusieurs enquêtes les reconnaissent comme les cerveaux des campagnes d’assassinats politiques ciblés. En deuxième lieu, par sa relation privilégiée avec les Philippines, le Canada dispose de leviers politiques et financiers pour exiger le respect des droits humains. Enfin, le Canada doit absolument chercher à exercer un contrôle accru sur son industrie minière.

Plus largement, il convient de s’interroger sur la constitution et la gestion des programmes d’aide au développement dans le cadre d’États néopatrimoniaux. Ne serait-il pas plus fructueux et constructif de renforcer les organisations de la société civile pouvant faire pression sur l’État pour un plus grand respect des droits de la personne et des législations environnementales ? Il apparaît impératif d’investir dans la formation des fonctionnaires et des responsables de la Commission des droits de la personne et des tribunaux et d’appuyer la mise en place d’un véritable programme de protection des témoins. Le Canada possède une longue expérience dans l’aide au développement, un haut degré de savoir-faire au sein des organisations canadiennes de solidarité internationale ainsi qu’une expertise notoire sur le renforcement et la consolidation de la sécurité humaine, pourquoi ne pas miser sur ces atouts ?


[1Les Philippines étaient une colonie espagnole jusqu’en 1898. Après quoi, à la suite de leur victoire sur l’Espagne, les États-Unis annexèrent les Philippines jusqu’à ce que ce pays obtienne son indépendance en 1946.

[2Alston, Philip, Report of the Special Rapporteur on extra-judicial, summary or arbitrary executions, Mission to the Philippines, 2007.

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