Fraude scientifique au service d’un discours antisocial

No 31 - oct. / nov. 2009

La croix néoclassique en économie

Fraude scientifique au service d’un discours antisocial

Stéphane Le Grand

La théorie économique néoclassique domine largement dans les départements d’économie. La croix néo-classique, l’une des icônes de la culture intellectuelle, nous vient de cette théorie. La croix représente l’économie en un seul graphique, par deux courbes qui se croisent, l’une représentant la demande des consommateurs et l’autre l’offre des firmes, leur point de rencontre assurant l’équilibre économique. Ce modèle de la demande et de l’offre constitue l’une des plus grandes et des plus persistantes fraudes scientifiques. Cette fraude a des conséquences bien au-delà du milieu académique et scientifique, puisque les politiques antisociales et conservatrices des 30 dernières années se trouvent souvent justifiées sur la base des résultats pseudo-scientifiques tirés de la croix néoclassique.

Soupçon d’une fraude

Bien qu’elle ait plus d’un siècle d’existence, la théorie économique qu’on enseigne dans nos universités n’a trouvé aucun utilisateur. Pardon... s’en servent pour influencer les politiques économiques et sociales les professeurs d’université, les chroniqueurs économiques et les think tanks. Je mets au défi tout néoclassique de trouver une seule application de cette théorie, une seule firme qui s’en servirait pour conduire ses affaires, un seul gouvernement pour gérer l’économie. Si la théorie n’a pas trouvé sa place dans la pratique économique, c’est qu’il est impossible d’obtenir des prévisions, des prédictions ou des estimations de valeurs réelles à l’aide de cette théorie.

Lorsque les médias annoncent que tel économiste en chef de telle banque prévoit une croissance du PIB de 1,2 %, cet économiste a utilisé des modèles macroéconomiques qui n’ont rien à voir avec la théorie néoclassique. Lorsqu’une grande entreprise tente de comprendre le contexte économique canadien afin de préparer se plans d’affaires, elle fait appel, entre autres choses, aux données de la comptabilité nationale, qui ne sont nullement produites dans un cadre néoclassique. Lorsque le gouvernement prépare un budget, il fait aussi appel à des modèles macroéconomiques et à des données qui n’ont rien de néoclassiques.

Pouvons-nous imaginer un seul instant que les firmes se passeraient d’une théorie qui leur promet de prévoir le comportement des consommateurs et la façon de maximiser leur profit ? Posons-nous sans cesse la même question : si les néoclassiques ont vraiment réussi à modéliser l’échange économique, pourquoi aucune firme, aucun gouvernement et aucun organisme n’utilisent leur modèle ? La raison en est que la théorie néoclassique n’est pas scientifique. Elle ne peut donc être d’aucun secours pour quiconque a besoin de comprendre l’économie. Nous utiliserons le modèle de la demande et de l’offre, représenté par la croix néoclassique, afin de réfuter la théorie.

L’histoire standard

La croix néoclassique est cette représentation de tout phénomène économique à l’aide de deux courbes qui se croisent, l’une avec une pente négative, la courbe de la demande des consommateurs, et l’autre avec une pente positive, la courbe de l’offre des firmes.

Sur une croix néoclassique, nous retrouvons sur l’axe vertical le prix du produit, p, et sur l’axe horizontal la quantité du produit, q, puis la courbe de la demande, D, et la courbe de l’offre, O. Supposons que le graphique représente le marché de la pomme au Québec. La courbe de demande nous indique que le consommateur désire une certaine quantité de pommes en fonction du prix et que la firme est prête à offrir une certaine quantité de pommes en fonction du prix.

Une croix néoclassique nous apprend qu’il existe un prix tout particulier et une quantité toute particulière, le prix dit d’équilibre, P*, et la quantité dite d’équilibre, Q*, là où les deux droites se rencontrent (Fig. 1). Le consommateur désire exactement la même quantité de pommes que la firme est prête à offrir à ce prix et les deux parties procèdent à l’échange. Le marché se trouve alors dans un état d’équilibre qui maximise à la fois le bien-être du consommateur et le profit de la firme.

Si le prix de la pomme est à la hausse, de P* à P’, la croix nous apprend que le consommateur désire une moins grande quantité du produit, de Q* à Qd, et la firme en offre plus, de Q* à Qo (Fig. 2). Il se produit alors un excès d’offre (Qo est plus grand que Qd). Tôt ou tard, les « forces » du marché agiront afin de rétablir l’équilibre. Le prix s’établira de nouveau à P* et les quantités demandées et offertes seront de nouveau égales à Q*. Quoi de plus naturel !

La démonstration de la fraude

Comment procéderons-nous pour notre démonstration ? Dans les sciences empiriques, pour qu’une théorie soit scientifique, il faut qu’elle soit testable. Ce qui revient à dire que les prédictions obtenues à l’aide de la théorie doivent être observables empiriquement. L’observation peut être, à un extrême, celle du phénomène dans son environnement naturel et, à l’autre extrême, il peut s’agir d’une observation contrôlée, c’est-à-dire d’une expérience en laboratoire.

Les données pourront plus ou moins concorder avec les prédictions de la théorie ; à la limite, nous serons tentés de rejeter la théorie si les données s’en écartent trop. Ce qui importe, pour qu’une théorie soit scientifique, c’est qu’il soit possible de la confronter à la réalité. La théorie pourra être déclaré vraie, tant mieux, elle pourra être déclarée fausse, tant pis. Dans un cas comme dans l’autre, nous aurons avancé dans notre connaissance de la réalité.

Pour que la croix soit d’une quelconque utilité, il faut qu’elle représente l’état d’un marché particulier à un moment donné. C’est dire que les valeurs disposées sur le graphique doivent être des prédictions testables pour ce marché. Pour notre démonstration du caractère non scientifique de la théorie néoclassique, il suffit de montrer que les prédictions de cette théorie ne peuvent être comparées à des observations.

Puisque nous utilisons la croix néoclassique pour notre démonstration, nous devons tenter de construire cette croix empiriquement, c’est-à-dire à l’aide d’observations, de données. Si la théorie néoclassique porte sur la réalité, alors la croix théorique doit se dédoubler d’une croix empirique. C’est la confrontation des deux croix qui permettrait d’évaluer la théorie.

Supposons, pour les besoins de la démonstration, que nous étudions un marché en équilibre. Nous cueillons alors une donnée pour le prix d’un produit et une donnée pour la quantité de ce produit. Puisque le marché est supposé en équilibre, ce sont le prix et la quantité d’équilibre, ce qui nous fournit le point d’équilibre de la croix, là où les deux courbes se rencontrent. Nous ne possédons pour l’instant qu’un seul point du graphique. Comment pourrions-nous obtenir empiriquement tous les autres points qui servent à construire la courbe de demande et la courbe d’offre ? Il est impossible d’obtenir ces points puisqu’à un moment donné, on ne peut observer qu’une seule donnée par variable. À un moment ne correspondent qu’un seul prix et qu’une seule quantité d’un produit. Nous ne pouvons donc reproduire un double empirique de la croix théorique.

Observons la croix théorique de plus près. Comme nous l’avons mentionné, pour que la croix soit d’une quelconque utilité, il faut qu’elle représente l’état d’un marché particulier à un moment donné. Que devons-nous conclure de tous ces points qui se trouvent sur les deux courbes, y compris le point d’équilibre ? À tout autre prix que celui d’équilibre, comme le prix P’ à la figure 2, la quantité demandée et la quantité offerte ne sont pas égales. Le modèle prédirait donc, à un même moment, un état d’équilibre et toute une série d’états de déséquilibre. C’est pour cette raison qu’il fut impossible, au paragraphe précédent, de reproduire empiriquement la croix. Le marché réel se trouve bien entendu soit en équilibre, soit en déséquilibre, pas les deux à la fois. Si le modèle se veut une représentation d’un marché réel, il se doit de prédire soit un état d’équilibre, soit un état de déséquilibre, et ce, à un prix et à des quantités spécifiques, même si ces valeurs s’avéraient fausses une fois la prédiction testée.

On objectera que les points, autre que celui d’équilibre, sont des possibilités que le marché se trouve dans des états de déséquilibre, alors que le point d’équilibre serait la véritable prédiction. L’objection ne tient pas puisqu’une fois précisées les conditions d’application du modèle à un marché réel, on ne parle plus de possibilités générales mais d’une seule possibilité de l’état du marché à un instant, c’est-à-dire une prédiction. Encore une fois, le modèle, une fois mis en branle, doit nous dire si le marché sera soit en équilibre, soit en déséquilibre, mais pas les deux à la fois.

Donc, puisqu’il est impossible de construire cette croix empiriquement, nous devons conclure que la théorie qui la génère n’est pas une théorie empirique. Nous ne pouvons comparer ou confronter la croix obtenue théoriquement à une croix que nous obtiendrions empiriquement. Ainsi, la croix néoclassique, et par conséquent la théorie néoclassique, ne portent pas sur la réalité. Cette théorie ne décrit ni n’explique le fonctionnement de l’économie. La théorie néoclassique n’est ni vraie ni fausse, elle est donc non scientifique.

La démonstration est tout à fait générale. Il ne s’agit pas ici de dire que telle prédiction particulière s’est avérée fausse. Nous avons démontré que la théorie ne produit aucune prédiction empirique. Pire, la théorie ne serait pas plus valable même si on vivait dans une société dont les marchés fonctionneraient approximativement selon les conditions de la concurrence pure et parfaite, conditions qui déterminent les résultats de la théorie néoclassique. Le modèle prédirait encore à la fois un équilibre et un déséquilibre. La théorie n’est donc même pas une représentation scientifique d’une société capitaliste dont les marchés s’approcheraient du modèle idéal des néoclassiques.

L’utilisation de la fraude

Même si aucune firme, aucun gouvernement, aucun organisme n’utilise leur modèle, en quoi sont-ils dangereux, finalement, ces professeurs d’économie ? Par une manipulation appropriée des courbes de la croix, les néoclassiques sont en mesure de « démontrer » nombre de résultats plus antisociaux les uns que les autres. Abolition du salaire minimum, de la régie du logement, de l’impôt sur les hauts revenus, autant de mesures à prendre afin d’améliorer nos sociétés si nous sommes lucides et avons le courage de regarder en face les résultats scientifiques et objectifs obtenus à l’aide de la croix néoclassique.

Le marché et seul le marché pourra venir à bout de tous les problèmes sociaux. L’origine politique de plusieurs de ces problèmes est niée. Ainsi, l’équité salariale, la pénurie de médecins, la distribution de la richesse, le travail des enfants, la protection de l’environnement ne sont pas des problèmes politiques [1]. Mais nous savons maintenant que les démonstrations des néoclassiques, à l’aide de leur croix, sont pseudo-scientifiques. Le point d’équilibre ne représente pas l’équilibre des systèmes économiques réels. Il est un outil propagandiste d’un ordre social antisocial.


[1Pour des exemples d’application de la théorie néoclassique à tout problème social, consultez tout manuel de microéconomie, lisez Nathalie Elgrably ou encore procurez-vous Economic Myths de Patrick Luciani.

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