La décentralisation

No 28 - février / mars 2009

Débat politique

La décentralisation

Une seconde Révolution tranquille pour le Québec ?

Paul Cliche

La plupart des démocraties occidentales doivent beaucoup à la centralisation. C’est grâce à un processus de centralisation forcée que la France et l’Italie se sont construites, par exemple. Cette volonté de changer le pays à partir d’une autorité centrale s’est incarnée dans le jacobinisme qui, encore aujourd’hui, demeure le talon d’Achille de la gauche traditionnelle. Il n’en demeure pas moins que c’est ce souci égalitaire et démocratique qui a donné naissance aux États modernes [1].

Le Québec doit beaucoup, lui aussi, à la centralisation qui a été le moteur de la Révolution tranquille. Le rôle de levier pour l’émancipation nationale assumé par l’État a favorisé la centralisation des décisions. Jusque là, la province était une société désorganisée gouvernée par une administration arriérée. Les inégalités sur le territoire étaient criantes dans tous les domaines. La centralisation a modifié cette situation radicalement.

Au cœur de la centralisation réside la notion d’égalité. Pour la concrétiser, le pouvoir central a doté les régions d’équipements et d’infrastructures, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la santé. Les écarts sociaux, culturels et économiques entre la périphérie et le centre se sont ainsi atténués.

Le Québec est vite devenu un des États les plus centralisés sur la planète. Mais en même temps, cette nouvelle vitalité a permis le développement d’une culture identitaire fondée sur la nature même de ses régions. La centralisation a en quelque sorte suscité la nécessité de la décentralisation.

On peut affirmer, en effet, que s’il est un territoire illustrant bien l’existence de régions comme entités distinctes, ne serait-ce que par la géographie et la distance des centres de pouvoir, c’est bien le Québec. De telle façon qu’on peut aussi affirmer que la centralisation est devenue aujourd’hui un mode de gestion dépassé pour le Québec.

On piétine depuis trois décennies

Le Québec vit depuis trois décennies dans une dialectique constante entre une décentralisation réelle et une décentralisation virtuelle. Le Parti québécois et le Parti libéral ont beaucoup palabré sur la décentralisation, n’hésitant pas à se commettre périodiquement dans des engagements audacieux qu’ils se sont bien gardés de respecter une fois rendus au pouvoir.

Dès 1977, par exemple, le premier ministre René Lévesque avait sonné l’alarme en écrivant dans un livre blanc qui n’a pas eu de suite qu’« il est urgent de réviser la répartition des pouvoirs dans notre collectivité afin de rapprocher les pouvoirs de décisions des citoyens et revaloriser les autorités les plus près d’eux pour assurer l’ensemble des services affectant la vie quotidienne. »

La décentralisation a aussi fait consensus lors de consultations nationales névralgiques comme la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec (Bélanger-Campeau), qui a eu lieu au début de la décennie 1990, et lors de la Commission nationale sur l’avenir du Québec, qui a lancé la campagne référendaire de 1995. Mais ces appels populaires ont été ignorés par les politiciens.

Plutôt que de procéder à la répartition territoriale des pouvoirs concentrés dans l’État québécois, les gouvernements, depuis trois décennies, se sont contentés de créer des structures régionales administratives, non élues et qui sont limitées à un rôle de concertation et de consultation.

Les communautés locales, les territoires et les régions n’ont toujours pas d’existence politique ni de gouvernements élus et autonomes qui leur permettraient de prendre en charge leur milieu et leur développement. Les régions centrales, tout comme les régions périphériques, assistent impuissantes à l’effet dévastateur dans leur milieu de décisions prises à Québec, souvent sous la pression des lobbies des grandes entreprises.

Les blocages qui freinent la décentralisation

Selon les spécialistes, quatre blocages freinent l’application d’une politique de décentralisation au Québec : 1. l’absence d’un leadership politique fort à Québec ; 2. la résistance de l’appareil administratif gouvernemental ; 3. la mauvaise compréhension par les élus locaux (députés, maires et conseillers municipaux) de la décentralisation et de la régionalisation, mais aussi la crainte de perdre leurs privilèges ; 4. une ignorance dans la population des avantages d’une véritable politique de décentralisation à laquelle serait arrimée une politique d’occupation et de développement des territoires.

Devant tous ces atermoiements et volte-face, la Coalition pour un Québec des Régions, fondée en 2007, s’est donnée comme objectif de mettre fin à cette stagnation en regroupant des citoyens dans les 17 régions administratives actuelles du Québec autour d’un projet de démocratie territoriale. Elle revendique la décentralisation de pouvoirs, jusqu’ici concentrés à Québec, vers de véritables gouvernements régionaux dont les dirigeants seraient élus.

Cette coalition appelle les citoyens de toutes les régions du Québec à s’engager dans une seconde Révolution tranquille : la restauration des pouvoirs des citoyens et de leurs élus dans une autre façon de nous gouverner.

La vraie nature de la décentralisation

On peut faire dire n’importe quoi au mot « décentralisation ». Les politiciens et les fonctionnaires réduisent souvent la décentralisation à des opérations de régionalisation, de déconcentration et de relocalisation administrative des politiques, des programmes ou des bureaux des différents ministères.

On parle d’autonomie régionale et de partenariat avec les élus régionaux. Mais on évite de parler de la décentralisation comme du passage d’un État unitaire qui décide d’en haut à un gouvernement régionalisé où le pouvoir se déploie à partir de la base et où l’État est au service des communautés territoriales. On oublie que décentraliser, ce n’est pas déménager des ressources et des fonctionnaires vers les régions. C’est un réaménagement global des lieux de décision vers la base.

Puisque la décentralisation est avant tout un geste de réappropriation du pouvoir par les citoyens sur le terrain, elle doit passer par la mise en place de gouvernements territoriaux, élus au suffrage universel, responsables et imputables devant les citoyens dont ils tiennent leur mandat ; disposant aussi de moyens et de ressources financières suffisants pour leur assurer une autonomie réelle.

La finalité de la décentralisation n’est pas de permettre à des gouvernements de se délester de responsabilités secondaires mais coûteuses ; mais bien plutôt l’autonomie locale, la démocratie participative, l’amélioration des services de proximité, le mieux-être de la population à meilleur coût.

Les principes qui devraient guider la décentralisation

Déterminer les pouvoirs qui seront dévolus aux gouvernements régionaux constitue la partie la plus complexe de l’exercice. Dans la construction de la décentralisation, il faut trouver une sorte d’équilibre entre les objectifs collectifs et leur réalisation individuelle ou locale. C’est le grand défi de la démocratie : comment concilier droits collectifs et droits individuels.

En premier, il ne faut pas mettre en péril les gains égalitaires et démocratiques dans le domaine des services et des conditions de travail qui ont été le fruit de la centralisation et de la construction d’un État québécois moderne. La décentralisation ne doit pas être vue non plus comme une panacée et une assurance de gouvernance irréprochable, car la possibilité de détournements ou de dérives existe.

Le principe de proximité : Le principe de proximité est celui qui guide la répartition des pouvoirs entre les différents niveaux de gouvernement. Les experts l’appellent le principe de subsidiarité ou de serviabilité.

En vertu de ce principe, les pouvoirs et les responsabilités doivent être confiés au palier de gouvernement le plus près possible des citoyens et le mieux placé pour les exercer efficacement et au meilleur coût. Ne sont délégués aux instances supérieures que les pouvoirs qui, en raison de leur champ d’application plus vaste, ne peuvent être assumés efficacement par l’instance inférieure.

Dans cette optique, les municipalités locales et régionales de comté (MRC) devraient gérer les services de proximité : aménagement et gestion du territoire, développement économique local et régional, ressources naturelles, équipements scolaires, logement social, transport collectif, services d’hygiène, de santé, services sociaux et communautaires, loisirs, équipements de plein air, environnement (gestion de l’eau et des écosystèmes, déchets et recyclage), sécurité publique, etc.

Le principe de solidarité : Certains s’opposent à la décentralisation parce qu’ils craignent que sans le contrôle de l’État central, on assiste à une détérioration des services essentiels et des droits universels, à des reculs et à des disparités d’une région à l’autre. En somme, à une désagrégation de la nation et du pays.

Pourtant la construction identitaire des régions, leur accès à des pouvoirs jusqu’ici dévolus à la capitale, ne serait absolument pas une porte ouverte à la fragmentation politique et économique de la société. Les politiques nationales seraient maintenues. Le gouvernement central garderait le pouvoir de légiférer et d’imposer des normes et des objectifs collectifs, de décréter les conditions minimales de travail, le cadre réglementaire des diverses activités de la nation, de négocier et de conclure des conventions collectives assurant des conditions égales aux employés de la fonction publique. Des mécanismes de concertation et de péréquation seraient aussi mis en place.

L’État central continuerait à jouer un rôle d’unification par son leadership, par ses politiques nationales (orientations et objectifs communs) et par sa prise en charge financière des grands équipements collectifs. Mais il deviendrait un lieu de convergence plutôt que de contrôle, car il ne faut pas confondre solidarité et centralisation. Un État solidaire et rassembleur n’est pas un État unitaire, régulateur et autoritaire, voire paternaliste. Ce dernier peut facilement devenir un État qui nivelle les différences et la diversité, qui étouffe le dynamisme des communautés locales et régionales enracinées sur le territoire, qui décourage l’implication des citoyens.

Le principe de territorialité : La décentralisation s’effectuerait sur une base territoriale, horizontale, et non sur une base sectorielle ou verticale. L’administration gouvernementale actuelle fonctionne à partir de ministères sectoriels. Avec la décentralisation, on adopterait une gouvernance intégrée qui engloberait l’ensemble des missions publiques sur un territoire et dans une communauté donnés. Finie l’administration en silos.

Le principe de flexibilité : Dans un pays étendu et diversifié comme le Québec, il est essentiel de ne pas appliquer la décentralisation territoriale d’une façon uniforme dans le temps et dans l’espace.

La mise en place de gouvernements territoriaux avec le transfert de juridictions appropriées devra se faire selon les besoins et les capacités de chaque territoire, à partir d’un menu ouvert et d’un agenda à la pièce. Elle devra également s’accompagner d’une restructuration importante des territoires des régions administratives actuelles et des structures de gouvernance.


[1Dans cet article, l’auteur s’inspire du livre Libérer les Québecs, publié par la Coalition pour un Québec des régions aux Éditions Écosociété en 2007, ainsi que du livre Pour une décentralisation démocratique, publié par Solidarité rurale du Québec aux Presses de l’Université Laval en 2006, particulièrement l’article de l’écrivain Gil Courtemanche intitulé « Décentraliser pour démocratiser, mais aussi pour mieux vivre ».

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème