Le Sujet qui fâche. Le centre absent de l’ontologie politique

No 23 - février / mars 2008

Slavoj Zizek

Le Sujet qui fâche. Le centre absent de l’ontologie politique

lu par Mabrouk Rabahi

Mabrouk Rabahi

Slavoj Zizek, Le Sujet qui fâche. Le centre absent de l’ontologie politique, Paris, Flammarion, 2007, 546 p.

Repenser l’émancipation ?

Quelles sont les tâches de la gauche actuelle en face du nihilisme postmoderne prêchant la futilité de toute lutte, à contre-courant de l’idéologie ambiante du capitalisme mondial comme horizon indépassable ?

Le livre de Zizek est offensif, avant tout, sur le front philosophique pour ruiner tout l’appareil conceptuel du postmodernisme en commençant par la réhabilitation de la notion de sujet dans toutes ses modalités : réflexive, individuelle, sociale, sexuelle et économique. Arraché à sa culturalisation postmoderne, le sujet est porteur d’une négativité radicale traversant tout le champ social et politique. La lutte des classes n’est pas une chimère, elle a juste changé de formes et d’expressions.

Face au pessimisme hérité d’Heidegger, qui n’épargne pas une certaine gauche, il est temps de reprendre la défense des grands projets d’émancipation en montrant le caractère universel des luttes, malgré leur disparité et leurs différences, et conquérir le terrain idéologique laissé vacant par la gauche pendant des décennies.

Dans ce livre assez difficile, après les deux premiers chapitres consacrés à Hegel et Heidegger, Zizek dialogue avec Badiou, Rancière, Balibar, Laclau et Butler. La notion de sujet chez Zizek paraîtrait idéaliste par rapport à celle qu’il trouve pleine de concessions chez ces derniers, à savoir qu’il n’y a pas de sujet mais seulement des processus de subjectivation, une idée héritée de Foucault notamment. Zizek trouve que les processus de subjectivation produits par des actions politiques, sociales, gaies, féministes ou autres, par fidélité à un événement inédit (Badiou), la part des sans-parts (Rancière), en quête de civilité (Balibar) ou facteur d’hégémonie (Laclau), relèvent de « politiques marginalistes » bien qu’elles opèrent en dehors de et contre l’État. Zizek reproche à ces théoriciens une certaine « naturalisation du capitalisme » comme arrière-plan indépassable avec l’illusion d’échapper au contrôle de l’État à travers des actions aussi radicales soient-elles.

Zizek n’hésite pas à psychanalyser ces orientations comme demandes impossibles d’un hystérique en face d’un maître qu’il provoque mais dont il a besoin en réalité (comme le fait le Bloc à Ottawa). Ce qui manque à la gauche, selon Zizek, c’est l’appropriation du discours qui ne ménage pas la remise en cause radicale de l’État et a l’audace de dire « nous voulons le pouvoir » au lieu de « nous ne voulons pas le pouvoir mais… » – abstraction faite des conditions historiques pour une telle énonciation. Ce qui n’est pas étonnant chez quelqu’un qui s’est présenté aux élections présidentielles de 1991 en Slovénie.

L’autre thèse originale de Zizek avancée dans cet opus magnum, dans sa critique de la société postmoderne, est la considération du multiculturalisme comme symptôme du capitalisme tardif, le multiculturalisme comme versant symétrique du racisme. En reconnaissant les différences au nom de la tolérance, au lieu de la justice ou de l’égalité tout court, on reconduit les fondements du racisme basé sur la différence négative avec l’Autre. La société postmoderne élude le problème politique des communautés / immigrants / Autres en le culturalisant.

Au lendemain des auditions de la Commission Bouchard-Taylor, on est tenté de donner raison à Zizek lorsque celles-ci se transforment en tribunes pour les racistes ou les tolérants charitables. Le multiculturalisme, c’est le racisme qui s’exprime insidieusement avec des arguments quasi-logiques au nom du chômage ou des valeurs menacées. Ainsi peut-on lire à la page 293 : « Le multiculturalisme est un racisme qui vide sa position de tout contenu positif (le multiculturaliste n’est pas directement raciste, il n’oppose pas à l’Autre les valeurs particulières de sa culture). Il conserve néanmoins cette position privilégiée de point d’universalité vide à partir duquel on est capable d’apprécier (et de déprécier) correctement les autres cultures particulières. Le respect multiculturaliste pour la spécificité de l’Autre est la forme même de l’affirmation de sa propre supériorité. »

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