Missionnaires et insurgés

No 23 - février / mars 2008

L’Afghanistan dans les journaux

Missionnaires et insurgés

par Gaétan Breton

Gaétan Breton

Le but de cet article est de faire apparaître les éléments fondamentaux sous-jacents au discours journalistique sur la guerre en Afghanistan. Pour ce faire, en octobre et en décembre 2007, j’ai sélectionné deux séries d’articles parus dans La Presse (et ses filiales) et Le Devoir contenant le mot Afghanistan.

Dans la grosse Presse

Le premier syntagme qui frappe est « la rébellion des talibans ». Normalement, une rébellion constitue un refus de l’autorité en place. Si nous nous rappelons bien les faits, les talibans étaient au pouvoir, qu’on aime ça ou pas. Ils ont été renversés, dit-on, par des forces afghanes, mais fortement soutenues par les puissances étrangères, notamment l’Alliance. Ces forces locales sont donc littéralement entrées en rébellion contre le gouvernement des talibans. Les États-Unis et leurs alliés ont donc soutenu un renversement du pouvoir dans ce pays pour installer un nouveau gouvernement. Si quelqu’un avait fait la même chose aux États-Unis et avait renversé Bush (on peut rêver…), on appellerait « résistance » l’action militaire de Bush, mais les talibans, eux, sont en rébellion. Ce mot accorde au gouvernement Karzai la légitimité d’un gouvernement démocratique mis en place par la seule volonté du peuple.

Plus tôt, ces talibans étaient présentés comme des terroristes. Évidemment, tous les ennemis des États-Unis sont des terroristes – ça simplifie les classifications. Ainsi, Fidel Castro est un terroriste et Bush, qui n’a jamais été élu par une majorité, est le grand défenseur de la démocratie partout dans le monde. À force de répéter « les rebelles afghans », « les terroristes », les gens ont fini par intégrer ces notions dans leur compréhension de la réalité. Cependant il n’en demeure pas moins, qu’on les aime ou pas, que ceux qu’on appelle « terroristes » sont des gens qui, ayant été chassés du pouvoir par les armes, tentent d’y revenir et s’appellent probablement, dans leurs médias (ceux qu’on ne verra jamais), gouvernement légitime de l’Afghanistan.

D’ailleurs, comment douter de la légitimité du gouvernement Karzai, des États-Uniens et des Canadiens qui le soutiennent ? Si nous osions le faire, apprenons, derechef, que La Presse a fait un sondage en Afghanistan dont la marge d’erreur générale est de 3 % – vous connaissez la rengaine. Ce sondage montre que seulement 14 % des Afghans veulent le départ immédiat des troupes de la Coalition. Par ailleurs, une vaste majorité désire que les troupes demeurent, même pendant plusieurs années s’il le faut. (Rappelons qu’une seule ville en Afghanistan, pour l’instant, a l’électricité 24 heures par jour et que les systèmes de téléphone ont été grandement détériorés, là où ils existaient.) Nous avons peu de renseignements sur les répondants. Peu de talibans, sans doute. Des gens ayant le téléphone. Probablement tous des hommes. Les femmes afghanes ont-elles le droit de répondre au téléphone ? Il faudrait voir, car il y avait une question sur l’amélioration du sort des femmes – cette amélioration incluait-elle la permission de répondre au téléphone ? L’article ne le dit pas. Comment a-t-on remplacé ceux qui, dans l’échantillon, s’était fait bombarder leur ligne de téléphone ? À partir de quel document a-t-on établi l’échantillon ? Reste-t-il une seule liste fiable de la population dans ce pays et, le cas échéant, comment La Presse l’a-t-elle obtenue ? C’est le genre de questions auxquelles on se garde bien de répondre. Une chose est certaine : même avant la guerre, il est probable que beaucoup de familles parmi les plus pauvres (et elles sont fort nombreuses) n’avaient pas le téléphone. D’ailleurs, une autre partie importante devait être bien perplexe compte tenu de la multiplicité ethnique et linguistique du pays (Paschtouns, Tadjiks, Hazaras, Ouzbeks) et le bas niveau de scolarité de la population en général. En somme, selon les meilleures estimations, fait ainsi, le taux d’erreur était nul et rien de désagréable (lire contraire aux intérêts de La Presse et de ses propriétaires) ne pouvait émerger de ce processus.

Fais ce que dois, pense ce que peux

Le Devoir publie souvent les mêmes papiers que La Presse, s’approvisionnant aux mêmes agences. Il lui arrive toutefois de laisser « perler » quelques perles, dans les deux sens d’ailleurs. Une première nous parle du procès du jeune Khadr, arrêté à 15 ans pour avoir « présumément » lancé une grenade ayant causé la mort d’un soldat américain. Le système de justice militaire états-unien y est largement mis en doute. On y cite même l’avocat militaire commis d’office à ce dossier qui émet de tels doutes. Ces procès repose sur le concept de combattant ennemi illégal. Il s’agit d’un combattant ennemi qui ne passe pas le test américain : il n’est pas en uniforme, il n’est pas complètement équipé et, surtout, il défend son pays contre les envahisseurs qui s’entêtent à lui apporter la liberté sur un plateau d’argent (celui qui entre dans les coffres de Carlyle dont papa Bush est un des principaux agents d’affaires). Cet article signé (il ne vient pas d’une agence) est beaucoup plus critique envers les États-Unis, mais un autre article signé fait tout le contraire. Il présente un immense complot terroriste dont le foyer serait le Pakistan. Il mêle allègrement ces prétentions avec le retour de Bénazir Bhutto qu’il accuse d’avoir causé 136 morts, du pur délire qui reprend tous les termes chers à l’idéologie bushienne et ne fait pas dans le gris.

À l’approche des fêtes, l’élément humain fait recettes et on incarne la mission dans nos soldats loin de chez eux. Des millions de lettres et de colis arrivent à Kandahar. Notons que la Société canadienne des postes expédie tout ça gratuitement, ce qui ne peut que se refléter sur le prix des timbres dans un proche avenir, mais autant du coût de la « mission » qui se perdra dans des comptes n’appartenant pas au ministère de la Défense. Nous avons aussi droit au volet culturel : l’exposition au Musée canadien de la guerre, qui donne à cette « mission » un caractère institutionnel. Une guerre rendue au musée a sans doute acquis ses lettres de noblesse. Au sommet de l’élément humain, l’année 2007 fut la plus meurtrière pour les journalistes. Il serait malséant de discuter « l’information » produite par des gens qui meurent pour nous l’apporter, quelle ingratitude ! Pendant ce temps, depuis quand n’avons-nous pas lu une analyse politique sérieuse sur ce qui se passe en Afghanistan ? Ce genre de discours serait iconoclaste et très incorrect. C’est gagné, toute opposition est muselée.

Insurrection contre mission

Le discours est maintenant stéréotypé dans tous les médias, radios et télés comprises : les insurgés affrontent les missionnaires (ceux qui font partie de la MISSION). Or, des « insurgés » cherchent à renverser le pouvoir établi. Il s’agit donc d’un discours qui, en répétant constamment les mêmes expressions et sans argumenter, légitime le gouvernement mis en place par les États-Unis. On le sait, la répétition est la clé du conditionnement idéologique.

En face, notre armée est en « mission ». Ce mot ne supporte pas plus d’explications. On ne dit pas qui a donné la mission et de quel droit. On répète le mot à satiété, donnant ainsi à l’intervention canadienne un caractère urgent et essentiel, car nous avons reçu une mission. D’ailleurs, nous ne faisons qu’aider, car toute mention d’une intervention mentionne toujours que nos hommes accompagnent l’armée régulière afghane. Le Canada est délégué de la Liberté et de la Démocratie contre les méchants insurgés qui s’opposent au pouvoir légitime et oppriment les femmes dont la situation s’est tellement améliorée depuis que le pays est à feu et à sang. La situation des femmes est à peu près le seul élément précis utilisé dans cette propagande et une certaine contestation sur l’amélioration de la situation des femmes arrive même à se faire jour dans les médias. Voilà bien pourquoi il vaut toujours mieux rester vagues et se référer à des forces larges et des pouvoirs occultes – ceux qui donnent les MISSIONS.

La paresse ou la presse conditionnée ?

La majorité des articles, pendant la période couverte, vient des agences de presse : Presse canadienne, Agence France Presse, etc. Les articles de ces agences sont reproduits sans modification, on peut le voir facilement, car on les retrouve dans plusieurs journaux à la fois. Ces agences, sous des apparences concises et factuelles, charrient, à travers le choix du vocabulaire notamment, les principales idées que la Coalition veut semer dans la population : nous défendons légitimement la liberté partout dans le monde, les autres sont des rebelles à la juste autorité, des terroristes qui peuvent frapper chez vous n’importe quand (cf. World Trade Center). Ce sont d’abord ces grandes agences qui produisent ce que nous lisons, ce qui pose déjà un sérieux problème.

La Presse est prête à bien des compromis avec la rigueur pour satisfaire son propriétaire et ses amis qui font les gouvernements au Canada et dont les intérêts sont fortement liés aux intérêts des dirigeants états-uniens. Le Devoir, par sa soumission aux agences de presse (c’est plus simple que d’écrire soi-même et probablement moins cher), fait exactement le même jeu que La Presse. D’ailleurs, quand tous les articles viendront directement de l’agence états-unienne de la propagande, située au Pentagone, les journaux réaliseront des économies substantielles et nous aussi, car un seul suffira. Le Devoir essaie aussi la neutralité pour les autres articles : quand les excès états-uniens sont dénoncés d’un côté, il faut une charge féroce de l’autre afin de bien justifier ces égarements de la Coalition.

En somme, ces deux journaux, surtout La Presse, nous distillent de l’idéologie dominante à pleine page, principalement du prêt-à-imprimer venant d’ailleurs, de sources généralement bien conformées.

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